Le Devoir

William Friedkin, un homme et des dieux

Le réalisateu­r de L’exorciste se livre à propos de son oeuvre phare dans le documentai­re Leap of Faith

- FRANÇOIS LÉVESQUE

Au cinéma, il est certains films, rares, dont le recul historique nous permet de mesurer l’« avant » et l’« après ». Réalisé par William Friedkin et sorti en 1973, L’exorciste, parce qu’il engendra d’emblée une pléthore d’imitations et, surtout, parce que nombre de ses scènes s’imprimèren­t aussitôt dans l’imaginaire collectif, s’imposa vite comme l’une de ces oeuvres. Pour parler de ce film infiniment riche et complexe sous son vernis horrifique, le documentar­iste Alexandre O. Philippe a fait le pari audacieux de la simplicité, soit poser sa caméra devant William Friedkin et le laisser parler. Le résultat, Leap of Faith, dévoilé à la Mostra de Venise, s’avère captivant.

« J’ai réalisé ce film avec, pour reprendre la formule de Fritz Lang, l’assurance du somnambule », confie Friedkin dans le documentai­re diffusé sur Shudder dès le 19 novembre.

« Il y a un principe de “sérendipit­é” à l’oeuvre dans tous mes films, mais rien de comparable avec L’exorciste. Je sens, à ce jour, que des forces me dépassant ont amené des choses à ce film, comme des offrandes. C’est un film qui a été arrangé par les dieux du cinéma », avance Friedkin au sujet des découverte­s fortuites et des hasards heureux ayant eu une incidence sur le titre le plus emblématiq­ue de sa filmograph­ie.

Et ce, non sans y mettre l’effet. D’ailleurs, que le cinéaste de 85 ans soit un conteur hors pair joue pour beaucoup dans la réussite de l’exercice. Mais il y a davantage, il y a la manière. Car si Alexandre O. Philippe s’en tient uniquement au propos de William Friedkin, dans la bande-son et à l’image, il en va tout autrement.

De fait, tandis que Friedkin relate, explique, et nul doute embellit de-ci delà, et cetera, une foule d’extraits défile. Et pas que tirés de L’exorciste, loin de là. On a ainsi droit à des passages d’autres films du cinéaste (The French Connection, Sorcerer, Cruising, Killer Joe), mais aussi de films d’autres cinéastes (Dreyer, Welles, Hitchcock…).

Fascinant flot de pensées

Par exemple, dès le début, Friedkin revient sur la révélation jadis que fut pour lui Citizen Kane, d’Orson Welles : ce choc artistique immédiat, déterminan­t ; cette journée entière passée dans la salle de cinéma à revoir le chef-d’oeuvre en boucle… Tandis que

Friedkin se souvient, un abrégé visuel de Citizen Kane culmine avec la scène finale, où l’on jette au feu la luge baptisée « Rosebud », ce mot mystérieux prononcé par le magnat Kane sur son lit de mort, au commenceme­nt du film. Et bref, Friedkin de poursuivre : « Cette idée incroyable d’un amour pur, perdu, qui est brûlé : quelle affirmatio­n profonde ! » Des paroles sur lesquelles Alexandre O. Philippe montre cette fois une séquence de L’exorciste où Chris, la mère, borde Regan, sa fille, qu’elle ignore être déjà possédée. C’est là un écho inattendu de cet « amour pur, perdu » ayant, on le constate de visu, fait son chemin dans l’inconscien­t de Friedkin.

Friedkin qu’on croit en pleine digression, lancé sur son admiration pour Psycho, d’Alfred Hitchcock… Philippe insère alors la scène où le détective gravit l’escalier de la maison Bates avant d’aller choir en bas, assassiné, puis il enchaîne avec la scène de L’exorciste où Regan attaque le psychiatre, qu’on voit tomber au sol : la même technique pour illustrer la chute a été utilisée, s’aperçoit-on, admiratif devant la capacité du documentar­iste à garder le fil alors qu’on s’apprêtait à le déclarer coupable, à tort, de complaisan­ce envers un Friedkin très loquace (vrai que Philippe est également l’auteur du documentai­re 78/52, qui décortique la séquence de la douche dans Psycho).

À cet égard, la beauté de l’approche, c’est que le documentar­iste est celui qui établit ces correspond­ances : Friedkin évoque ses souvenirs, mais c’est Philippe qui, les illustrant en parallèle, tisse des liens et propose des pistes de réflexion. C’est un peu comme si, au fur et à mesure que Friedkin se livrait, Philippe mettait en images son propre flot de pensées. Et c’est absolument fascinant.

Contexte et perspectiv­e

Les anecdotes concernant la genèse, la production et la postproduc­tion, mouvementé­es, de L’exorciste, sont nombreuses et intrigante­s. Certes, plusieurs sont connues pour avoir été abordées auparavant (y compris des « méthodes » dont Friedkin convient qu’elles étaient parfois condamnabl­es), notamment dans le documentai­re de Mark Kermode The Fear of God (1998), mais là encore, la technique employée par Alexandre O. Philippe prévaut et leur confère un intérêt renouvelé.

Le cinéaste rappelle, en vrac : comment l’écrivain et scénariste William Peter Blatty lui envoya son roman, mais qu’initialeme­nt, Warner Bros lui aurait préféré Stanley Kubrick, Arthur Penn ou Mike Nichols ; comment le sacre de French Connection aux Oscar changea la donne ; comment il obligea Blatty à réécrire le scénario…

Sur ce dernier point, Friedkin insiste pour dire que L’exorciste n’est pas tant l’histoire d’une fillette possédée (Linda Blair) par un démon que deux récits de désarroi qui finissent par se rencontrer : celui d’une actrice divorcée et mère de famille dépassée (Ellen Burstyn), et celui d’un prêtre en pleine crise qui doute de sa foi (Jason Miller). Avec force éloquence, Friedkin remet en contexte, remet en perspectiv­e…

De peinture et de musique

Cela étant, Leap of Faith est à son plus éclairant, à son plus intime, lorsque Friedkin s’ouvre sur sa passion pour la peinture, et que Philippe juxtapose aux tableaux mentionnés (Magritte, Rembrandt, Vermeer, Le Caravage) des plans du film inspirés par ceux-ci. On le précise, on est ici hors des clichés d’usage : l’érudition de Friedkin est épatante et son émotion, palpable.

Idem pour la musique, envers laquelle le cinéaste nourrit une infinie curiosité, curiosité qui lui permit de dénicher la plupart des pièces de la trame musicale composite du film (incluant Tubular Bells, de Mike Oldfield).

À terme, on est ébloui par le fait que, d’un concept en apparence rudimentai­re, soit né un documentai­re aussi foisonnant, aussi brillant. Face aux réminiscen­ces de William Friedkin amplifiées par le traitement formel d’Alexandre O. Philippe, on redécouvre une oeuvre qu’on pensait connaître par coeur. Une oeuvre réalisée « avec l’assurance du somnambule », un cauchemar fait film dans lequel, une fois Leap of Faith terminé, on a étrangemen­t hâte de se replonger.

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COURTOISIE DE WILLIAM FRIEDKIN Tandis que Friedkin raconte comment a été créé son célèbre film d’horreur, le documentai­re enchaîne les extraits.

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