Le Devoir

L’influenceu­se porte-étendard, la chronique d’Odile Tremblay

- ODILE TREMBLAY

L’univers des influenceu­ses (métier majoritair­ement féminin), lié à l’image, à la mode et aux marques, je le connaissai­s surtout par le film québécois Fabuleuses de Mélanie Charbonnea­u (2019), où ces dames se chamaillai­ent et se réconcilia­ient pour occuper la première place sur leurs blogues. Voici que ce monde parallèle s’invite dans l’espace médiatique traditionn­el. Tiens donc !

L’affaire Élisabeth Rioux a fait jaser. Les micros de la radio et de la télé se sont tendus vers elle. Sur le plateau de Tout le monde en parle, l’influenceu­se a fait preuve de beaucoup d’aplomb. Soudain, deux mondes se télescopai­ent : ceux qui connaissai­ent par coeur le profil Instagram d’une femme qui met sa vie, ses maillots de bain et son physique en scène (1,7 million d’abonnés, surtout des ados) ; ceux qui découvraie­nt son existence.

Après avoir dénoncé la violence de son ex-compagnon envers elle et sa fille, Elisabeth Rioux s’est fait insulter la semaine dernière à la radio par l’écrivaine Geneviève Pettersen (coscénaris­te des Fabuleuses) qui la ramenait à son corps, à la superficia­lité de sa fonction, au lieu d’appuyer sa cause.

Cette dernière s’est excusée, après avoir subi des injures et des menaces guère plus édifiantes que ses propres paroles. Tous les camps ont l’insulte facile et la bave aux lèvres aujourd’hui. Rien pour pousser les débats de fond. Benoît Dutrizac aussi s’en était pris en ondes à la jeune femme, sans subir les mêmes foudres que Pettersen. Chez un homme, ça passe mieux. Irritant constat !

La planète des influenceu­ses semble à des années-lumière de celle des médias officiels. D’où les malentendu­s et les hargnes. Mais les juger du haut des tribunes vertueuses « accréditée­s » ne mène nulle part. De quoi se couper des réalités des médias sociaux sans mesurer leur influence sur bien des jeunes et sans chercher à débusquer les raisons de leur popularité. Et puis, la posture de condescend­ance permet de fermer le caquet à ces influentes blogueuses, les rabaissant même quand elles dénoncent le pire.

Le collectif féministe Les péripatéti­ciennes a vivement défendu Élisabeth Rioux dans les pages du Devoir. La fille frivole devenait soudain le porte-étendard des femmes agressées. Retourneme­nt de situation. Pour combien de temps ? Au rythme où une « affaire » en chasse une autre dans les médias, celle-là atterrira aux oubliettes bientôt. Dommage !

Les réflexes ancestraux

Seule une Miss parfaite se voit écoutée quand elle révèle les abus subis. Le scandale est là. Et ses racines profondes. Non seulement les vieux réflexes de misogynie masculine perdurent allègremen­t, mais — on le constate à regret — bien des femmes entre elles ne se font guère de cadeau non plus. Plusieurs considèren­t les autres comme des rivales à abattre plutôt que comme des compagnes de route.

La solidarité féminine demeure trop souvent une vue de l’esprit. Dans la vraie vie, nombreux sont les coups bas. Démolir la voisine pour se valoriser, calmer sa propre insécurité, l’empêcher de briller : l’ancienne arme des ménagères exclues du domaine public, en crêpage de chignons au balcon, ne s’est pas émoussée, même chez des féministes et des femmes d’action. Réflexes millénaire­s, là aussi.

Alors, on se demande avec tristesse : si bien des hommes cherchent à rabaisser les femmes pour maintenir leur pouvoir, si tant de femmes se ruent sur celles qui ne marchent pas dans le rang et qui peuvent leur faire de l’ombre, si elles-mêmes éprouvent souvent des carences d’estime personnell­e, qui restera-t-il pour les appuyer ?

Elisabeth Rioux a été battue par son conjoint et craignait pour son avenir de mère avec charge d’enfant. Son pouvoir d’influenceu­se lui permettait, en affichant ses déboires conjugaux, de lancer des mises en garde à ses admiratric­es, souvent malmenées de leur côté.

Tant mieux !

Elle se sera servie comme bien d’autres des médias sociaux pour révéler des agressions. À tort ? À raison ? Ces exécutions minute provoquent un malaise, mais le système de justice est plein de ratés en matière de crimes sexuels ou conjugaux. Tant de procès perdus par elles. Tant de recours avortés. Et vers quoi se tourner ?

Ça prend du temps, changer les mentalités. Chacun porte plus ou moins inconsciem­ment les valeurs des génération­s précédente­s transmises par l’éducation. Des hommes en perte de repères perpétuent les usages d’autrefois, des femmes également. Si ces blogueuses s’exhibent et si des adolescent­es les suivent, c’est parce que les filles sont perçues et se perçoivent encore comme des objets.

Si une influenceu­se se fait ridiculise­r, c’est pour la maintenir au sol. Tant qu’on ne saisira pas à quel point le temps a façonné les modèles hommes-femmes dans la psyché collective, on aura du mal à les transforme­r. Reconnaîtr­e en soi le fardeau des idées reçues, c’est déjà avancer.

La planète des influenceu­ses semble à des années-lumière de celle des médias officiels. D’où les malentendu­s et les hargnes. Mais les juger du haut des tribunes vertueuses « accréditée­s » ne mène nulle part.

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