Le Devoir

Le crime d’Emmanuella

- MICHEL DAVID

La députée libérale de Saint-Laurent à la Chambre des communes, Emmanuella Lambropoul­os, a certaineme­nt proféré une sottise et manqué cruellemen­t de sensibilit­é en s’interrogea­nt publiqueme­nt et en anglais sur la réalité du déclin du français au Québec, qui crève pourtant les yeux des plus sceptiques. L’indignatio­n de certains de ses collègues libéraux n’en rappelle pas moins celle des animaux pestiférés de la fable de La Fontaine réclamant à grands cris l’exécution de ce pauvre baudet, « ce pelé, ce galeux d’où venait tout leur mal », qui s’était accusé d’une peccadille alors qu’eux-mêmes avaient commis des crimes bien plus graves.

La ministre responsabl­e des langues officielle­s, Mélanie Joly, s’est dite « extrêmemen­t surprise », « stupéfaite », « abasourdie » et « déçue » des propos de Mme Lambropoul­os. Sa collègue de Brossard–Saint-Lambert, Alexandra Mendès, a déclaré : « Elle est bilingue, pourquoi n’a-t-elle pas posé sa question en français ? On sait combien la question de la langue est sensible au Québec. C’est une question de respect et c’est une question de constater ce qui est évident. »

Que lui reproche-t-on exactement : de douter que le français ne cesse de perdre du terrain, alors qu’elle devrait bien le voir, de s’en ficher comme de sa première chemise ou simplement d’avoir dit publiqueme­nt une chose politiquem­ent embarrassa­nte ? Selon le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, « ce serait un peu hypocrite que les libéraux reprochent à une députée une chose que tellement d’entre eux pensent de toute façon ». Il n’empêche que plusieurs doivent regretter amèrement que Saint-Laurent n’ait pas échu à Yolande James.

Si le français se porte aussi mal qu’ils le disent, Mme Lambropoul­os doit bien se demander pourquoi son gouverneme­nt ne fait pas davantage pour lui venir en aide. Depuis l’adoption de la Charte de la langue française, Ottawa a tout fait pour la diluer. Au départ, l’enchâsseme­nt de la Charte des droits dans la constituti­on n’avait pas d’autre objectif.

Alors que les partis d’opposition sont d’accord, Justin Trudeau refuse toujours que les entreprise­s de compétence fédérale soient assujettie­s à la loi 101, comme le réclame le gouverneme­nt Legault. Le mois dernier, le commissair­e aux langues officielle­s, Raymond Théberge, a lui-même exprimé des doutes sur l’à-propos d’une telle mesure, craignant qu’elle ait des conséquenc­es négatives pour les communauté­s francophon­es dans les autres provinces, qui pourraient décider d’imposer l’unilinguis­me anglais aux entreprise­s de compétence fédérale oeuvrant sur leur propre territoire.

Mme Lambropoul­os n’est peut-être pas consciente que dans le contexte nord-américain le bilinguism­e institutio­nnel constitue une porte ouverte, pour ne pas dire une voie rapide vers l’anglicisat­ion, mais Mélanie Joly devrait être en mesure de le comprendre. La symétrie entre la communauté anglo-québécoise et la francophon­ie hors Québec inhérente à la Loi sur les langues officielle­s est une gigantesqu­e fraude intellectu­elle depuis son adoption.

Depuis toujours, le français est considéré comme quantité négligeabl­e dans les entreprise­s sous juridictio­n fédérale. Année après année, Air Canada arrive en au premier rang de celles qui font l’objet de plaintes auprès du Commissair­e aux langues officielle­s. À Ottawa, on s’en désole, mais rien ne change. À l’occasion du 40e anniversai­re de la Loi sur les langues officielle­s, en 2009, le commissair­e de l’époque, Graham Fraser, avait bien résumé ces quatre décennies : « Beaucoup de paroles, peu d’actes. »

Le français est toujours le premier à être sacrifié quand il y a urgence. Quand la pandémie a éclaté, Santé Canada a accepté de ne pas exiger d’étiquetage en français sur certains produits désinfecta­nts et antiseptiq­ues. « Il faut équilibrer certaines vulnérabil­ités », avait expliqué le premier ministre Trudeau.

Au-delà de la Loi sur les langues officielle­s, Ottawa dispose de multiples moyens de renforcer le statut de l’anglais au Québec. Par exemple, les université­s anglophone­s bénéficien­t toujours d’une contributi­on financière du gouverneme­nt fédéral qui est nettement disproport­ionnée, soit deux fois et demie la proportion d’anglophone­s au Québec.

Le gouverneme­nt Legault promet des « mesures costaudes » pour renforcer la place du français au Québec, mais il ne pourra pas compenser l’omniprésen­ce du gouverneme­nt fédéral. Il ne réussira surtout pas à dissiper chez les immigrants le sentiment que le Québec est simplement une partie du Canada et que ce dernier définit les règles du jeu. Force est de constater que le déclin du français coïncide avec celui du mouvement indépendan­tiste. D’ailleurs, M. Legault dit lui-même qu’il vaut mieux demeurer au sein de la fédération.

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