Le Devoir

Un âgisme systémique révélé par la pandémie

- Réjean Hébert et Yves Couturier Respective­ment professeur à l’École de santé publique de l’Université de Montréal ; professeur à la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université de Sherbrooke

La pandémie de COVID-19 a provoqué un véritable âgicide, notamment chez les personnes aînées vivant en milieu collectif. Les plus de 70 ans ne constituen­t que 19 % des cas de COVID-19 ; or, 92 % des décès ont été constatés dans ce groupe d’âge. Pourtant, une telle hécatombe n’a pas suscité la colère de la population, ni celle de nos dirigeants. Pas de mouvement « Old Lifes Matter », pas de flambée d’indignatio­n sur les réseaux sociaux, pas de limogeage de dirigeants, ni même de manifestat­ion symbolique comme on en voit un peu partout à travers le monde. N’y a-t-il pas là un âgisme systémique latent que la pandémie a soudaineme­nt mis au jour ? Une réflexion sociétale s’impose pour examiner cette situation de façon lucide, débusquer et dénoncer une telle ségrégatio­n, et éliminer cet âgisme dans notre société vieillissa­nte.

La pandémie a révélé au grand public les lacunes importante­s et pourtant connues de nos soins et services aux personnes âgées. L’insuffisan­ce du soutien à domicile et l’insécurité ont poussé les aînés à rejoindre des milieux de vie collectifs, et ce, plus que partout en Amérique du Nord. Même les aînés autonomes migrent vers les résidences pour aînés (RPA) en prévention d’un besoin éventuel de services. Ceux qui présentent une perte d’autonomie sont trop vite placés dans des établissem­ents : ressources intermédia­ires (RI) ou CHSLD.

Notre société a failli à procurer aux personnes aînées les services nécessaire­s pour qu’elles puissent vivre le plus longtemps possible chez elles. Elle a aussi failli à assurer des soins sécuritair­es et de qualité dans les établissem­ents de santé. Dans les premiers mois

L’insuffisan­ce du soutien à domicile et l’insécurité ont poussé les aînés à rejoindre des milieux de vie collectifs, et ce, plus que partout en Amérique du Nord

de la pandémie, on a oublié les personnes aînées dans la planificat­ion des actions à mettre en oeuvre. Résultat : jusqu’à maintenant, près de 1000 morts en RPA, 300 en RI et 4000 en CHSLD. Près de 10 % des résidents en CHSLD sont morts. Imaginons 10 % des enfants en garderie ou des élèves dans les écoles qui meurent en de telles circonstan­ces. Ce serait l’indignatio­n générale, et avec raison. Mais ce sont des vieux ; qui s’en préoccupe vraiment ? Qui s’émeut devant cette hécatombe, devant la mort de résidents âgés privés de soins et de compassion dans leurs derniers moments ?

Certaines décisions prises pendant la pandémie étaient aussi teintées d’âgisme. Pourquoi interdire aux personnes proches aidantes de visiter les résidents des CHSLD ? Comment justifier la séquestrat­ion indue des aînés en RPA ? Comment expliquer l’interdicti­on absolue de sorties des aînés ?

Un article de La Presse titrait la semaine dernière « Le tiers des défunts seraient morts dans les semaines suivantes ». Le rapport auquel l’article fait référence concluait plutôt que plus des deux tiers des morts dues à la COVID-19 étaient excédentai­res et ne seraient pas survenues. Ce titre alimente l’opinion de certains groupes qui clament que les vieux seraient morts de toute façon. Un seul titre, logiquemen­t un peu court, ne serait pas un problème si ce n’était qu’il exprime un foisonneme­nt d’opinions infondées véhiculées sur les réseaux sociaux : « À quoi bon se préoccuper des vieux ? Ils ont fait leur temps. » La vie d’une personne âgée dans notre société utilitaris­te vaut-elle moins que celle d’un jeune ou d’un travailleu­r ?

La semaine dernière, les partis d’opposition à l’Assemblée nationale ont talonné le ministre de l’Éducation sur la ventilatio­n des écoles et le risque de propagatio­n du virus. La morbidité et la létalité de la COVID-19 chez les enfants sont pourtant extrêmemen­t faibles. Qui s’est levé pour mentionner la ventilatio­n inadéquate des CHSLD et réclamer des correctifs ?

Ce ne sont là que quelques exemples de discrimina­tion envers les aînés. On refuse de voir l’âgisme dans nos rapports individuel­s aux aînés, mais surtout l’âgisme systémique de nos institutio­ns, qui se soucient peu de leur bien-être, de leurs besoins ou de leur sécurité. Les récentes sorties de la protectric­e du citoyen en font foi, déplorant des décennies d’incuries. La vie de ces personnes étant moins valorisée, leur mort n’émeut donc pas autant la population et ses dirigeants. Le Québec compte maintenant plus de 20 % de personnes de plus de 65 ans et, dans une décennie, nous dépasseron­s les 25 %. Nous serons l’une des sociétés les plus âgées au monde. Pouvonsnou­s tolérer un tel ostracisme envers le quart de la population ? Il y a là matière à réflexion. Comment assurerons­nous aux aînés une participat­ion pleine et entière à la société ? Comment leur prodiguero­ns-nous les soins dont ils ont besoin ? Comment ferons-nous pour corriger les biais systémique­s envers eux? Comment reconnaîtr­ons nous leur contributi­on remarquabl­e à la société en les traitant avec la dignité et le respect qu’ils méritent ?

Il est temps de légiférer pour réaffirmer les droits des personnes âgées et les protéger contre un âgisme inacceptab­le dans une société civilisée. Il est urgent de lancer un chantier sur les soins et services aux aînés pour en améliorer l’accès, la qualité et la sécurité.

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