De la tyrannie du virtuel
La comédie Selfie mord à bien petites dents dans les travers numériques de notre époque
Selfie se présente comme une comédie sous influences, principalement deux, fort détestables : le film à sketches et l’ère du 2.0. De la première, on ne dira jamais assez que ce genre, coûteux et complexe, a depuis longtemps fait son temps et que vouloir le réanimer relève de l’acharnement thérapeutique. De la seconde, elle suscite la dérision, mais les accros des écrans, surtout les petits, croient depuis longtemps qu’ils ont mieux à faire que de faire rire d’eux, bien réfugiés qu’ils sont dans le confort de TikTok et d’Instagram.
C’est d’autant plus vrai que cette chronique du temps présent en cinq chapitres distille un vocabulaire, des rituels et des postures connus des utilisateurs des réseaux sociaux, certains parmi les plus désagréables (parlez-en à celles et ceux qui cherchent l’âme soeur au bout de leur téléphone), étalés ici dans une succession de situations plus pathétiques que comiques.
Qu’elles mettent en scène une famille éplorée, mais surtout assoiffée de « like » et de « vues », un quadragénaire dont la vie quotidienne est soumise aux caprices des algorithmes, une professeure de littérature analphabète du numérique ou un goujat de la drague virtuelle, un thème récurrent relie toutes ces tranches de vie préfabriquées : la réalité ressemble à un monde parallèle d’une pâleur et d’un ennui infinis. Quand on ne s’y aventure jamais, facile d’y croire…
Fallait-il cinq réalisateurs (Thomas Bidegain, Marc Fitoussi, Tristan Aurouet, Cyril Gelblat, Vianney Lebasque) et autant de scénaristes pour en arriver à ces conclusions ? C’est pourtant la somme de talents déployés afin d’y parvenir, car Selfie se présente comme un grand collier de morceaux choisis. Le fil, c’est ce clan familial tirant profit de la maladie du cadet pour attirer la sympathie des internautes, revenant de manière ponctuelle sur les aléas d’un quotidien scruté à la loupe ou arrangé avec le gars des vues (le père lit les Cahiers du cinéma).
Ici et là, et la chose fait sourire, quelques personnages se permettent de furtives incursions dans les histoires des autres, petite fantaisie au milieu d’une esthétique le plus souvent télégénique — bien malin ceux qui pourront départager la griffe cinématographique de l’un ou de l’autre, tous étant au service d’intrigues d’intérêt inégal, au rythme parfois hésitant et à l’humour oscillant entre la comédie romantique téléguidée et la parodie inoffensive. Et quoi de mieux qu’un mariage, une autre spécialité du cinéma français, pour forcer quelques caractériels à se retrouver dans un même lieu — et sans wifi en plus !
S’il faut vraiment s’astreindre à donner quelques « like », offrons-les aux acteurs, tous acceptant de jouer une courte partition dans ce reflet bien pâle et peu imaginatif de notre époque. Parmi celles et ceux qui ont tiré leur épingle du jeu, saluons Blanche Gardin en maman pas très maternelle, prête à toutes les bassesses pour des miettes de reconnaissance numérique, et Finnegan Oldfield dans la peau de l’amoureux transi, bien caché derrière son téléphone.
Personnage aux visées parfois pédagogiques, car son ignorance totale du monde virtuel sert de guide pratique aux non-initiés, celui incarné par Elsa Zylberstein est constamment dépassé par cet univers dans lequel elle pourrait bien se perdre. Elle offre aussi la plus belle leçon de morale du film, en forme de bouée de sauvetage : ouvrir un livre, pour la beauté de la chose.
Malheureusement, entre la vacuité des influenceurs et la tyrannie du référencement, Selfie collectionne surtout les vignettes qui ridiculisent faiblement et dénoncent mollement notre soumission collective aux appareils électroniques. Devant certaines comédies françaises, difficile de blâmer celles et ceux qui préfèrent se réfugier là.
Selfie : de l’influence du numérique sur les honnêtes gens
1/2 Comédie
de Thomas Bidegain, Marc Fitoussi, Tristan Aurouet, Cyril Gelblat, Vianney Lebasque. Avec Finnegan Oldfield, Elsa Zylberstein, Blanche Gardin, Max Boublil. France, 2019, 108 minutes.