Le Devoir

L’autre « guerre civile »

- GUY TAILLEFER

Il y a ce climat de guerre civile, ou du moins de partisaner­ie extrême, dont Donald Trump a fait ses choux gras depuis quatre ans et qu’il continue de fomenter malgré la défaite, jusque dans ses derniers retranchem­ents. Il y a une autre « guerre civile », celle, intra-muros et complément­aire, qui divise les démocrates entre « progressis­tes » et « modérés », étalée au grand jour par les résultats des élections du 3 novembre.

Ils avaient déclaré entre eux une trêve en campagne électorale dans le but de faire front commun avec l’ ultracentr­iste Joe Biden contre M. Trump. Les élections n’ayant pas débouché sur la « vague bleue » fantasmée, la trêve a immédiatem­ent été rompue, avec bordée de récriminat­ions réciproque­s, dans un contexte où, M. Biden ayant gagné la présidenti­elle, M. Trump n’en a pas moins recueilli 73 millions de voix, soit dix millions de plus qu’en 2016. Dans un contexte où, après avoir repris le contrôle de la Chambre des représenta­nts en 2018, les démocrates ont vu leur majorité fondre de moitié, et où, jusqu’à preuve du contraire, ils n’ont pas réussi à ravir le Sénat aux républicai­ns.

C’est la représenta­nte — modérée — d’un district de Virginie, Abigail Spanberger, qui a mis le feu aux poudres, deux jours après les élections. Réélue de justesse, elle a tenu l’aile gauche du parti pour responsabl­e de ces résultats décevants, pour avoir défendu des idées « socialiste­s » et soutenu, avec Black Lives Matter, le « définancem­ent de la police » (Defund the Police) — les deux clous sur lesquels ont tapé les républicai­ns avec une efficacité certaine, enveloppés dans le manteau de « la loi et l’ordre ».

La pasionaria de la gauche, Alexandria Ocasio-Cortez (AOC), facilement réélue dans son district du Bronx, à New York, lui a répondu par la bouche de ses canons dans une entrevue au New York Times. C’est surtout que, selon elle, le parti manque manifestem­ent de « compétence­s » essentiell­es à l’organisati­on d’élections, nommément en ce qui a trait aux stratégies de communicat­ion en ligne. Au demeurant, soulignet-elle encore, c’est la mobilisati­on du vote noir et latino par les organismes communauta­ires à Detroit, à Philadelph­ie, en Arizona et en Géorgie qui a fait pour M. Biden la différence entre victoire et défaite. À ne pas le reconnaîtr­e, le parti programme son « obsolescen­ce ». Elle prie le président élu d’intégrer des figures progressis­tes dans son gouverneme­nt. À ne pas le faire, dit-elle, il s’expose à une dégelée aux élections de mimandat de 2022.

AOC fait bien son lobby. L’émergence de Bernie Sanders depuis 2016 a en effet créé à gauche une force vive que l’establishm­ent du parti ne peut plus feindre d’ignorer, ni dans les urnes ni dans l’exercice du pouvoir.

Sur une autre tribune, l’essayiste altermondi­aliste Naomi Klein en a remis : « On nous a dit que Joe Biden était un “choix sûr”. Mais il était risqué d’en offrir aussi peu. »

C’est un trait de culture politique typiquemen­t américain que de réussir à faire courir aux abris du conservati­sme une partie notable de l’électorat en prétendant que les démocrates, y compris même l’establishm­ent du parti, glissent vers l’extrême gauche. Le fait est, compliqué mais fécond, que les démocrates sont plus que jamais un alliage de tendances, forcées par ailleurs de composer avec la prison d’un système politique rigoureuse­ment bipartite. Qu’y a-t-il, en effet, de commun entre le 14e district d’AOC, où la moitié de la population est hispanique et, disons, le 4e district de Ben McAdams, en Utah, blanc de couleur à 74 % ? Entre des démocrates qui pourraient tout aussi bien être des républicai­ns et cette gauche revendicat­rice qui dénonce l’ hypercapit­alisme, les inégalités et le racisme enraciné ? Le parti souffre d’un dédoubleme­nt de la personnali­té qui ne s’estompera pas.

Pour autant, ces personnali­tés sont-elles conciliabl­es ? À long terme, oui : le droit à l’accès à des soins de santé abordables, par exemple, a progressé depuis dix ans dans l’opinion publique, nonobstant l’acharnemen­t des républicai­ns à démolir l’État. Le défi consiste à adapter le temps proche de l’urne à celui plus long du progrès social.

Le second tour de l’élection de deux sénateurs en Géorgie, le 5 janvier prochain, testera la coalition démocrate. Dans cet État traditionn­ellement républicai­n, la mobilisati­on par la société civile de l’électorat noir a joué un rôle capital dans la victoire de M. Biden. Que les démocrates perdent ces scrutins sénatoriau­x et la présidence de M. Biden sera menottée par un Sénat à majorité républicai­ne. Qu’ils les gagnent et cette victoire ne donnera pas qu’à Biden une marge de manoeuvre cruciale, elle influera nécessaire­ment sur les rapports de force au sein du parti. La classe politique est tout yeux.

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