Le Devoir

Deux poids, deux mesures en matière de pollution

- Jean-Frédéric Morin Professeur au Départemen­t de science politique de l’Université Laval, chercheur au Conseil internatio­nal du Canada

L’écart entre notre réaction à la COVID-19 et notre réponse aux crises environnem­entales est frappant. Confrontés à la pandémie, les gouverneme­nts ont adopté des mesures draconienn­es pour limiter la catastroph­e. Ces mesures ne sont pas sans conséquenc­e : le chômage et la dette publique mettront des années à se résorber. Ce sont néanmoins des sacrifices jugés nécessaire­s pour protéger la santé publique.

Les crises environnem­entales ne sont pas abordées avec le même aplomb. La pollution, tout comme la pandémie, cause des dommages de toutes sortes qu’aucun indicateur ne peut exprimer à lui seul. Cependant, puisque nous sommes maintenant habitués à évaluer la gravité d’une crise par le nombre de morts qu’elle entraîne, retenons cet indicateur : selon l’Organisati­on mondiale de la santé (OMS), la COVID-19 causera près de 2 millions de morts en 2020 ; toujours selon l’OMS, les différente­s formes de pollution sont responsabl­es de plus de 12 millions de morts par année. Atténuer l’hécatombe causée par la pollution ne provoquera­it pas une récession majeure comme celle dans laquelle la COVID-19 nous a plongés. Pourtant, depuis des décennies, les environnem­entalistes se font répondre qu’il faut modérer les mesures environnem­entales pour éviter de déstabilis­er l’économie.

Il s’agit de deux poids, deux mesures. Comment expliquer que les gouverneme­nts n’acceptent pas d’investir autant pour l’environnem­ent qu’ils sont prêts à le faire pour lutter contre la COVID-19 ? Quatre biais faussent nos perception­s en défaveur des problèmes environnem­entaux.

Le premier biais concerne l’identifica­tion des victimes. Celles de la COVID-19 sont facilement identifiab­les. Celles de la pollution le sont rarement. L’effet de la pollution sur la santé publique est diffus, entraînant des « victimes statistiqu­es ». Bien que l’on sache que la pollution atmosphéri­que augmente la fréquence des maladies pulmonaire­s et des insuffisan­ces cardiaques et cause un surplus de 7 millions de morts par année, on peut difficilem­ent établir quel individu en particulie­r aurait été épargné en l’absence de pollution.

C’est la même chose pour les victimes des eaux polluées, de l’appauvriss­ement de la couche d’ozone et des changement­s climatique­s. Le lien de causalité entre la pollution et la mort est plus facile à établir statistiqu­ement, à l’échelle d’une population entière, que médicaleme­nt, pour un individu en particulie­r. Or, sans victimes clairement identifiab­les, face uniquement à de froides statistiqu­es, il est difficile de ressentir de l’empathie et de s’émouvoir des effets de la pollution.

Les population­s vulnérable­s

Le second biais est politico-économique. Tant la COVID-19 que la pollution affectent de manière disproport­ionnée les population­s les plus vulnérable­s. Toutefois, la COVID-19 est plus menaçante pour les élites que ne l’est la pollution. Le virus a infecté de puissants chefs d’État et de riches chefs d’entreprise. En revanche, les changement­s climatique­s et la perte de biodiversi­té ne menacent pas directemen­t les élites.

L’argent offre un meilleur rempart contre la pollution que contre un virus. Puisque les élites bénéficien­t de portevoix dans les débats de société, leurs intérêts sont surreprése­ntés.

Le troisième biais est l’optimisme spatial. Nous avons faussement l’impression que les crises environnem­entales se déroulent dans des pays éloignés. Nous avons également été victimes de ce biais pour la COVID-19 en janvier et février dernier, lorsque l’épidémie semblait limitée à l’Asie et que l’Occident a négligé de se préparer suffisamme­nt tôt. Dès le mois de mars, cependant, nous avons été contraints de constater que nous n’allions pas échapper à la pandémie. Or, nous sommes toujours bercés par cette illusion d’être relativeme­nt épargnés des dommages causés par la pollution.

Des crises annoncées

Le dernier est un biais temporel. La pandémie fut soudaine et nécessita des mesures d’urgence. En revanche, les crises environnem­entales sont annoncées depuis des décennies. Elles sont aussi trop souvent perçues comme des événements à venir plutôt que des catastroph­es qui se déroulent sous nos yeux.

Dès lors, nous nous sommes habitués aux sombres prophéties environnem­entalistes, qui font maintenant partie du bruit de fond constant des débats publics. Même si la dégradatio­n de l’environnem­ent requiert des correctifs immédiats, elle n’est plus ressentie comme une urgence. Elle fait maintenant partie de notre normalité.

L’expérience de la COVID-19 nous enseigne que ce ne sont pas tant des obstacles économique­s qui freinent la protection de l’environnem­ent que des biais de perception. Pour corriger ces biais, il faut donner une plus grande visibilité aux victimes réelles et immédiates, celles qui nous ressemblen­t et qui nous sont proches. Ce n’est pas seulement pour les ours blancs, pour les prochaines génération­s ou pour de lointains réfugiés climatique­s qu’il faut se mobiliser pour l’environnem­ent ; c’est aussi pour nous-mêmes.

Quatre biais faussent nos perception­s en défaveur des problèmes environnem­entaux : identifica­tion des victimes, politico-économie, optimisme spatial, temporalit­é

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