Sarah Laurendeau, héroïne ducharmienne
Lorraine Pintal a confronté l’actrice à une démesure absolue avec son adaptation de L’avalée des avalés
L’obtention des droits fut longue à négocier, avoue Lorraine Pintal. J’ai vite compris que ce roman identitaire, qui a propulsé Réjean Ducharme sur la scène littéraire internationale, faisait partie de ses oeuvres fétiches. Rien, selon lui, ne pouvait l’éloigner de sa forme originale. Pour recevoir un feu vert de la part de sa conjointe et muse, Claire Richard, pour faire entendre la langue forte et explosive de Bérénice sur un plateau de théâtre, il m’a fallu une bonne dose de ténacité et de courage. »
Ainsi, après HA ha !… , Inès Pérée et
Inat Tendu et L’hiver de force, Lorraine Pintal persiste et signe en adaptant à la scène L’avalée des avalés, le premier roman de Réjean Ducharme, paru chez Gallimard en 1966. Après une lecture publique à l’occasion du Festival international de la littérature en 2016 et des représentations au Théâtre du Petit Louvre (à Avignon) et aux Déchargeurs (à Paris), le spectacle mettant en vedette Sarah Laurendeau, Louise Marleau et Benoît Landry prend enfin l’affiche du Théâtre du Nouveau Monde.
Il a suffi à Lorraine Pintal d’une seule rencontre avec Sarah Laurendeau pour qu’elle décide de lui confier le rôle de Bérénice Einberg, héroïne ducharmienne par excellence. « La lecture de quelques monologues m’a convaincue de l’intelligence et de la sensibilité avec lesquelles Sarah approcherait ce rôle d’une démesure absolue, explique la metteuse en scène. Elle a la fougue de la jeunesse et nourrit le même feu amoureux qui consume Bérénice. Elle possède de surcroît une maîtrise de la langue qui lui permet de mordre dans la chair des mots de Ducharme. » « La lecture du texte à voix haute a révélé l’humour du personnage, ajoute la comédienne. C’est à ce moment-là que j’ai saisi tout le plaisir que je pouvais avoir en la jouant. Lorraine et moi avons ri, et c’était parti ! »
Sentiment d’urgence
« Tout m’avale, profère Bérénice. Quand j’ai les yeux fermés, c’est par mon ventre que je suis avalée, c’est dans mon ventre que j’étouffe. Quand j’ai les yeux ouverts, c’est par ce que je vois que je suis avalée, c’est dans le ventre de ce que je vois que je suffoque. » Pour Lorraine Pintal, cela ne fait pas de doute, les mots sont des armes qui permettent à Bérénice de créer un sentiment d’urgence. « Si elle vivait en 2020, précise la metteuse en scène, elle avalerait la transition inévitable entre un monde ancien basé sur l’ignorance et l’intolérance et un nouveau ouvert sur la paix, la justice, le respect de l’autre et de son environnement. »
Pour Sarah Laurendeau, c’est l’histoire d’une fille qui sort d’elle-même : « Malgré son jeune âge, Bérénice a tous les traits qu’on accorde à une vieille âme. Elle comprend le caractère éphémère de la vie et n’a pas de patience pour tout ce qui s’éloigne de la vérité. Elle vit tout à fond. Quand elle aime, elle aime. Quand elle déteste, elle déteste. Mais souvent, et c’est ce qui définit le mieux sa posture selon moi, elle se retrouve déchirée entre l’amour infini et la haine viscérale. C’est exactement dans ces momentslà qu’elle se sent avalée, en perte de moyens, de repères. Et elle sait l’exprimer. Bérénice porte en elle l’âme et le romantisme de l’auteur. Avec elle, on vit toujours quelque chose. »
Trio amoureux
Le travail d’adaptation ne s’est pas fait sans sacrifice, indique Lorraine Pintal, notamment en ce qui concerne la suppression de certains personnages, comme le père d’origine juive, Mauritius Einberg, et la camarade d’enfance de Bérénice, l’énigmatique Constance Chlore : « Mais une fois la décision prise de me concentrer sur le trio amoureux formé par la mère Chamomor, source d’amour obsessif et de haine incontrôlable, le frère Christian, l’ami, l’amant, le sauveur, et l’héroïne centrale, Bérénice, la sélection des passages les plus représentatifs du regard aiguisé que Ducharme jette sur le monde s’est faite rapidement. »
Il y a bien quelques dialogues ici et là, mais c’est le monologue-fleuve de Bérénice, celui d’une jeune fille de onze ans qui s’oppose au conformisme des adultes, auquel elle préfère l’instinct et le rêve, qui sert de fil rouge au spectacle. « Le principal défi, explique Pintal, c’était de faire entendre toutes les sonorités de la langue ducharmienne. Sa langue ne coule pas : elle bégaie, secoue, cogne dur, invente ses idiomes, frappe le mur de la logique et nous atteint comme de véritables décharges électriques. Ducharme est sans doute le premier écrivain québécois à avoir rendu visibles les limites du langage. C’est ce qui augmente l’intérêt, mais aussi la difficulté de mettre en scène l’oralité de ses textes. »
L’avalée des avalés, c’est une partition baroque faite de discours philosophiques, d’incursions du côté de la botanique, de références historiques et littéraires, de descriptions architecturales, de maximes authentiques et imaginées… « Le défi, explique Sarah Laurendeau, c’est de s’approprier l’échafaudage de phrases poétiques qui sortent de la bouche de Bérénice, que tout cela descende dans mon corps. Une fois sur scène, tous les muscles de ma bouche, de mon corps, de mon âme, de mon cerveau sont requis. Ma concentration doit être impeccable. Jouer Bérénice Einberg, c’est sportif et j’adore ça. »
Malgré son jeune âge, Bérénice a tous les traits qu’on accorde à une vieille âme. Elle comprend le caractère éphémère de la vie et n’a pas de patience pour tout ce qui s’éloigne de la vérité. Elle vit tout à fond. Quand elle aime, elle aime. Quand elle déteste, elle déteste. Mais souvent, et c’est ce qui définit le mieux sa posture selon moi, elle se retrouve déchirée entre l’amour infini et la haine viscérale.
SARAH LAURENDEAU