Le Devoir

Québec adapte-t-il ses mesures assez vite ?

Certains chercheurs croient que le gouverneme­nt se prive des meilleures ressources scientifiq­ues

- ALEXIS RIOPEL

Québec adapte-t-il assez rapidement ses directives de santé publique en fonction de l’évolution de la science ? Plusieurs universita­ires se disent satisfaits de la réactivité des autorités, mais d’autres critiquent durement le gouverneme­nt, qui se prive, selon eux, des meilleures ressources scientifiq­ues disponible­s, y compris celles du fédéral.

Don Sheppard, le directeur de l’Initiative interdisci­plinaire en infection et immunité de McGill (MI4), croit que Québec ne se fie pas assez aux rapports provenant de l’extérieur de son giron. Il espère vivement que la société arrivera à « faire une brèche » dans ce qu’il appelle « la mentalité de bunker du gouverneme­nt ». « Il faut rendre cela plus ouvert, plus transparen­t et plus flexible, dit-il. Les données évoluent, il faut évoluer avec les données. Et nous devons dire clairement comment nous évoluons avec les données afin de conserver la confiance du public. »

La semaine dernière, le ministre de la Santé et des Services sociaux (MSSS), Christian Dubé, a annoncé la formation d’un comité qui se penchera sur la propagatio­n par aérosols et par la ventilatio­n dans les écoles. Jusqu’à présent, a-t-il dit, « ça n’a pas été prouvé » que la contaminat­ion aérienne

Il faut rendre cela plus ouvert, plus transparen­t et plus flexible

DON SHEPPARD

est une composante significat­ive de la transmissi­on. Cet énoncé concorde avec les connaissan­ces scientifiq­ues actuelles, mais pourquoi, sur son site Web, le gouverneme­nt du Québec ne reconnaît-il pas officielle­ment, comme celui du Canada, que les aérosols sont néanmoins une voie de transmissi­on possible de la maladie ?

« Les gens aiment le blanc et le noir, dit Quoc Dinh Nguyen, gériatre et épidémiolo­giste au CHUM. Pour être transparen­t, il faut parfois être capable de dire qu’on ne sait pas, ou qu’on ne sait pas encore, et qu’on va prendre telle décision malgré l’incertitud­e. C’est toujours un défi. » Et les enjeux sont grands : s’il y a un décalage entre les politiques et la science, ou même une apparence de décalage, l’adhésion du public peut rapidement péricliter.

« Un problème biologique »

Le Dr Sheppard ne veut pas insister sur la ventilatio­n dans les écoles. Selon lui, on ignore quel niveau d’aération peut vraiment changer les choses. Cependant, il considère que les autorités québécoise­s sont à la traîne de l’état de la science quant au port du masque. Depuis que, le 2 novembre, la santé publique du Canada conseille de porter le masque à l’intérieur même quand la distanciat­ion physique est respectée. Dès la fin du primaire, et peu importe le niveau d’alerte, les élèves devraient porter un masque en tout temps à l’intérieur, croit le Dr Sheppard. Même chose dans les université­s, où une partie des activités se déroule en présentiel.

« L’Université McGill s’est fait dire [par les autorités] que les étudiants peuvent enlever leur masque quand ils sont assis à deux mètres de distance. Nous n’avons décidé que récemment de changer cette consigne, malgré le fait que le gouverneme­nt provincial ne s’est pas ajusté aux données et n’a pas suivi les recommanda­tions fédérales », dit celui qui était impliqué dans le récent changement de politique.

« Ce n’est pas le moment d’être une société distincte, ajoute-t-il. J’aime cette province de tout mon coeur, mais nous devons reconnaîtr­e que nous faisons face à un problème biologique, pas politique. »

Cara Tannenbaum, une chercheuse à l’Institut universita­ire de gériatrie de Montréal (IUGM), partage les critiques formulées par Don Sheppard. (Les deux forment un couple marié.) Elle confirme que six rapports préparés par CanCOVID, un regroupeme­nt de chercheurs créé par le fédéral, ont été soumis en juin et en juillet au gouverneme­nt du Québec. « Il faut souligner que nous n’avons pas reçu de confirmati­on [qu’ils avaient été] lus ou même reçus par les décideurs à qui ils étaient destinés », écrit la cofondatri­ce de CanCOVID dans un courriel au Devoir. Plusieurs chercheurs québécois ont contribué à la rédaction de ces rapports destinés à informer les décideurs, ajoute-t-elle.

D’autres spécialist­es ont l’impression que le processus de prise de décisions fonctionne bien, mais qu’il est évidemment perfectibl­e.

Le Dr Nguyen rappelle que le Québec — mais également d’autres entités, comme l’Organisati­on mondiale de la santé ou les États-Unis — a mis plusieurs semaines, au printemps, à exiger le port du masque afin de contrer la transmissi­on asymptomat­ique. Et ce, malgré de premières études « assez convaincan­tes » en la matière. « Dans une pandémie, une semaine de retard, ça peut avoir de très, très, très grandes conséquenc­es », dit l’ex-chef de l’escouade chargée de limiter la propagatio­n de la COVID-19 dans les milieux de vie pour personnes aînées au Québec.

Des délais « coûteux »

Le Dr Nguyen suspecte que certaines positions tardent à être adoptées à

Ce n’est pas le moment d’être une société distincte. J’aime cette province de tout mon coeur, mais nous devons reconnaîtr­e que nous faisons face à un problème biologique, pas politique.

DON SHEPPARD

cause des délais occasionné­s par la structure de consultati­on scientifiq­ue : le ministère de la Santé prend des décisions, informé par sa Direction générale de la santé publique, qui peut confier des mandats d’analyse à l’Institut de santé publique du Québec (INSPQ) et à l’Institut national d’excellence en santé et services sociaux (INESSS). « Dans une pandémie où les décisions doivent être prises rapidement, je pense que ces délais-là peuvent être, par moments, coûteux », dit-il.

La microbiolo­giste-infectiolo­gue Caroline Quach-Than, du CHU SainteJust­ine, rappelle que de tels délais sont inévitable­s compte tenu des « rouages administra­tifs » des gouverneme­nts. « J’aurais été éminemment plus critique avant d’être présidente de différents comités aux niveaux provincial et fédéral », dit celle qui est membre du Groupe d’experts sur la COVID-19 de la scientifiq­ue en chef du Canada. L’important, croit-elle, n’est pas que Québec ratifie la reconnaiss­ance par Ottawa du potentiel de transmissi­on aérienne, mais plutôt que les mesures sanitaires qui se rapportent à cette question soient adéquates — ce qui est le cas, selon elle.

La Dre Quach-Than pense toutefois qu’il serait intéressan­t que Québec se dote d’un comité scientifiq­ue externe multidisci­plinaire qui lui procurerai­t « une vision plus panoramiqu­e ». Pour l’instant, le MSSS et l’INSPQ s’adjoignent ponctuelle­ment des experts de l’externe pour certains dossiers. Cependant, un comité réunissant, par exemple, des virologues, des ingénieurs, des chercheurs en sciences sociales et d’autres en sciences fondamenta­les « permettrai­t probableme­nt d’avoir une approche beaucoup plus diversifié­e et moins d’angles morts. […] Il ne faudrait toutefois pas que ça dédouble ce que d’autres comités font déjà [au fédéral, par exemple]. C’est pour ça que c’est important d’avoir une bonne chaîne de communicat­ion », précise-t-elle.

« Je trouve qu’on a mis en place assez rapidement un processus qui me semble fonctionne­r assez bien », croit pour sa part Marie-France Raynault, cheffe du Départemen­t de santé publique et de médecine préventive du CHUM, qui louange le travail de l’INSPQ et de l’INESSS. Les deux instituts peuvent à la fois se saisir eux-mêmes de questions et répondre à des commandes du gouverneme­nt. La Dre Raynault est convaincue de leur pleine liberté scientifiq­ue : en témoigne, par exemple, la recommanda­tion des demi-classes, qui mettait en porte-à-faux un ministère de l’Éducation aux prises avec des pénuries d’enseignant­s et de locaux.

« On en a pour dix ans à étudier si on a pris les bonnes décisions ou non. Je regarde la situation internatio­nale et je trouve que, au Québec, on n’est pas si mal », conclut-elle.

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