Le Devoir

7,5 milliards à l’ombre

Malgré la perte annuelle de cette somme, le Canada s’avère plus coupable que victime de l’évasion fiscale internatio­nale

- ÉRIC DESROSIERS

Le Canada perd chaque année près de 7,5 milliards de revenus fiscaux à cause des tactiques d’évitement des grandes compagnies et de riches familles, mais se fait complice de pertes plus lourdes encore dans le reste du monde. Les gouverneme­nts au Canada perdent chaque année l’équivalent de 5,74 milliards $US (7,51 milliards $CA) en évasion et évitement fiscaux internatio­naux, à raison de 3,31 milliards $US (4,33 milliards $CA) en manoeuvres comptables de la part des compagnies et de 2,43 milliards (3,18 milliards $CA) en impôt sur des avoirs planqués par de riches particulie­rs dans des paradis fiscaux, révèle l’ONG spécialisé­e Tax Justice Network dans un rapport dévoilé vendredi et basé sur de nouvelles données.

Le Canada n’est toutefois pas seulement une victime dans cette affaire, y souligne-t-on. En fermant les yeux sur certaines pratiques courantes d’évitement fiscal des grandes entreprise­s canadienne­s ou étrangères, elle aide aussi, par ses propres règles, certaines d’entre elles à ne pas payer leur juste part d’impôt dans les autres pays.

Ce manque à gagner fiscal de la part des entreprise­s, dont le Canada se fait ainsi complice à l’étranger, s’élève à un peu moins de 7,6 milliards $US par année, estime le rapport. À cela, il faut ajouter presque 300 millions de pertes attribuabl­es au même genre d’aveuglemen­t à l’égard, cette fois, des magouilles fiscales de riches particulie­rs étrangers, pour des pertes fiscales totales de 7,85 milliards $US que les gouverneme­nts du reste du monde pourraient reprocher à l’attitude du Canada.

Mince consolatio­n, les politiques canadienne­s ne seraient responsabl­es que d’une toute petite proportion (1,83 %) de l’ensemble des pertes de revenus de taxes et d’impôt attribuabl­es à l’évitement fiscal internatio­nal des grandes entreprise­s et des familles fortunées, constate le Tax Justice Network. Le Canada se classe, en effet, au 16e rang de ce tableau de déshonneur, tout juste après l’île britanniqu­e de Jersey (1,85 %) et loin derrière les petites îles Caïmans,

responsabl­es de 70,4 milliards de pertes fiscales à l’étranger (pour 16,5 % du total mondial), le Royaume-Uni (42,5 milliards pour 10 %), les Pays-Bas (36,4 milliards pour 8,5 %), le Luxembourg (27,6 milliards pour 6,5 %) et les États-Unis (23,6 milliards pour 5,5 %).

208 $ par Canadien

Le Tax Justice Network estime que « les abus fiscaux internatio­naux » coûtent chaque année aux États plus de 427 milliards, à raison de 245 milliards perdus au terme de transferts artificiel­s par les multinatio­nales de leurs bénéfices là où c’est le plus avantageux, et de 182 milliards de biens et de revenus cachés à l’étranger par de riches individus. Les pays les plus touchés sont les États-Unis (89 milliards), le RoyaumeUni (40 milliards), l’Allemagne (35 milliards) et la France (20 milliards).

Mais si le gros des pertes fiscales (383 milliards) est essuyé par les pays riches, c’est dans les pays pauvres (45 milliards) qu’elles font probableme­nt le plus mal en proportion des revenus totaux de leurs gouverneme­nts, observe le rapport, à raison de l’équivalent de 2,5 % de l’ensemble des revenus fiscaux pour les premiers contre 5,8 % pour les autres.

Au Canada, les 5,7 milliards $US de revenus perdus équivalent, chaque année, à 1,2 % de l’ensemble des revenus fiscaux (464 milliards), ou 159 $ (208 $CA) par Canadien.

Tous ces montants correspond­ent à des pertes fiscales directes, souligne le rapport. Si on les multipliai­t par trois pour estimer leurs coûts indirects comme le font pour les multinatio­nales les chercheurs du Fonds monétaire internatio­nal (FMI), on arriverait à des pertes fiscales totales de presque 1000 milliards par année dans le monde seulement pour les entreprise­s.

Impliqué depuis presque vingt ans dans la mesure et la dénonciati­on de l’évitement fiscal internatio­nal, le Tax Justice Network a pu, pour la première fois cette fois-ci, s’appuyer sur les données agrégées recueillie­s en vertu d’une nouvelle règle de l’Organisati­on de coopératio­n et de développem­ent économique­s (OCDE) obligeant les grandes multinatio­nales à rapporter, pays par pays, leurs revenus, leur nombre de travailleu­rs, leurs profits et leurs impôts versés. L’ONG regrette de ne pas avoir eu accès aux données par compagnies.

34 millions d’infirmière­s

Ces nouveaux chiffres auraient déjà été « un scandale » sans qu’ils arrivent pendant que la pandémie de COVID-19 fait rage dans le monde, disent les auteurs du rapport. Mais « dans ce contexte où la crise sanitaire et les lacunes budgétaire­s sont toutes deux aggravées par, et aggravent elles-mêmes, des inégalités et des injustices structurel­les profondes, ces révélation­s constituen­t une véritable tragédie ».

On estime, par exemple, que les 427 milliards de pertes fiscales directes pour les gouverneme­nts chaque année équivalent aux salaires de presque 34 millions d’infirmière­s supplément­aires. Au Canada, les pertes essuyées équivaudra­ient à 4,3 % de l’ensemble des dépenses en santé, à 6,3 % de celles en éducation ou aux salaires de plus de 100 000 infirmière­s.

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ISTOCK Les provinces canadienne­s perdent chaque année l’équivalent de 7,51 milliards $ en évasion et en évitement fiscaux internatio­naux, à raison de 4,33 milliards $ en manoeuvres comptables de la part des compagnies et de 3,18 milliards $ en impôt sur des avoirs dissimulés par de riches particulie­rs dans des paradis fiscaux, révèle l’ONG spécialisé­e Tax Justice Network.

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