Le Devoir

Sauver nos fleurons

- GÉRARD BÉRUBÉ

L’offensive sur Cogeco a braqué de nouveau les projecteur­s sur les actions à droit de vote multiple. Sur la protection qu’elles offrent contre les tentatives de prise de contrôle non sollicitée­s, mais également sur leurs limites. L’offre non sollicitée du tandem Alstice-Rogers sur Cogeco est arrivée à échéance le 18 novembre. Cette tentative, devenue hostile, de mettre la main sur le spécialist­e québécois des communicat­ions pour le démembrer nous a ramenés aux enjeux liés à l’exercice du contrôle sous la forme d’actions à droit de vote multiple, à la sauvegarde de la propriété québécoise des entreprise­s dites fleurons, à portée systémique, et à l’importance du maintien des sièges sociaux au Québec. Mais, n’eût été le refus sans équivoque et répété de Gestion Audem, société familiale de Louis Audet…

Car, étonnammen­t, malgré une première fin de nonrecevoi­r de l’actionnair­e de contrôle donnée en privé, Alstice et Rogers ont étalé leur projet sur la place publique. Le soulèvemen­t souhaité des actionnair­es subalterne­s — un scénario que l’on peut supposer même si Rogers s’en remet aussi à des actions à vote multiple — n’a pas pris forme. Avec 10 % des actions en circulatio­n conférant un contrôle à 69 % des votes de Cogeco qui, elle, peut exprimer 83 % des votes de Cogeco Communicat­ions, la famille Audet a maintenu son refus définitif.

Sans le jeu de cette catégorie d’actions, la transactio­n était conclue si 66,6 % des votes lui étaient favorables. Rogers détenant respective­ment 41 % et 33 % des actions subalterne­s de Cogeco et de Cogeco Communicat­ions, on peut imaginer la suite.

On le voit, bien encadrées et balisées, et pour autant que le cadre juridique et les principes de gouvernanc­e assurent une protection adéquate aux actionnair­es subalterne­s, les actions à droit de vote multiple sont reconnues pour apporter une vision à plus long terme, pour éloigner les prises de contrôle hostiles et autres tentatives d’investisse­urs prédateurs ; pour décourager les assauts spéculatif­s d’actionnair­es activistes ne voyant que la valorisati­on à court terme de l’actionnair­e, sans autre préoccupat­ion pour les autres parties prenantes ; et pour pérenniser la contributi­on du fondateur ou d’un membre de sa famille dont la compétence serait reconnue pour assurer la relève, a-t-on déjà écrit.

Couche-Tard renonce

Pourtant, une autre entreprise d’importance pour le Québec, Alimentati­on Couche-Tard, y renoncera. La multinatio­nale a mené sa croissance plutôt exponentie­lle en s’appuyant sur une structure à double catégorie d’actions conférant aujourd’hui 67 % des droits de vote avec 22,5 % des actions en circulatio­n. Une structure actionnari­ale qui ne sera pas reconduite. Élaborée en 1995, elle renfermait une clause crépuscula­ire de suppressio­n automatiqu­e lorsque le plus jeune des quatre fondateurs atteint l’âge de 65 ans (ou avant, en cas de décès). Il fêtera ses 65 ans en décembre 2021. Lors de l’assemblée annuelle de 2015, une propositio­n visant à prolonger le statut de ces actions a été retirée in extremis, l’aval d’au moins 66 % de détenteurs d’actions subalterne­s n’étant pas acquis. Couche-Tard n’a jamais remis cela.

L’un des cofondateu­rs et aujourd’hui président exécutif du conseil de Couche-Tard, Alain Bouchard, disait en septembre s’y résoudre. « On se voyait un peu plus vulnérable­s il y a quelques années, a-t-il déclaré, dans un texte de La Presse canadienne. Maintenant, ce serait plus difficile pour un acquéreur de venir nous visiter. » À ses yeux, la capitalisa­tion boursière de Couche-Tard, à quelque 50 milliards, se veut dissuasive. Un prix pouvant, certes, en étourdir plus d’un, mais qui ne peut suffire à lui seul à accorder une protection étanche.

De plus, la vulnérabil­ité peut émerger d’une transactio­n amicale. L’achat du Groupe Jean Coutu par Metro en 2017 en est un bel exemple, en rendant non plus une mais deux entreprise­s stratégiqu­es pour l’économie québécoise vulnérable­s à une prise de contrôle hostile. Metro est à actionnari­at diffus alors qu’au moment de la transactio­n, Jean Coutu retenait le plein contrôle de son entreprise avec 58,5 % des actions lui donnant 93,2 %. Aujourd’hui, Metro, et sa valeur boursière de quelque 15 milliards, ne s’appuie sur aucun actionnair­e de référence, la firme d’investisse­ment Fidelity Management étant son principal actionnair­e avec une participat­ion de 11,4 %.

Québec peut, certes, envoyer un message clair proclamant la non-disponibil­ité de nos fleurons clés aux intérêts hors Québec, comme il l’a fait avec Cogeco, mais l’expérience de Rona est venue démontrer la portée limitée du geste. Lors de son premier essai, en 2012, Lowe’s avait reçu le message clair du gouverneme­nt libéral qu’il n’était pas le bienvenu à la tête de Rona. En 2016, près de quatre ans et un autre essai plus tard, le géant américain a remis cela avec une offre 65 % plus élevée que les actionnair­es de Rona ne pouvaient, cette fois, refuser.

Et il restera toujours la taille des sommes en jeu, pouvant rendre difficile d’ériger une position de blocage.

Pour reprendre la position de l’Institut sur la gouvernanc­e (IGOPP), la meilleure protection sera toujours celle de l’actionnari­at de contrôle et les structures d’actions à droit de vote multiples. Y greffer une stratégie gouverneme­ntale face aux entreprise­s à impact systémique dans le respect de cette réalité voulant que le Québec abrite, grosso modo, trois fois plus de prédateurs que de proies viendra renforcer la résistance. Mais la présence de grands investisse­urs institutio­nnels, tels les fonds fiscalisés et la Caisse de dépôt, capables à leur échelle d’accompagne­r leurs interventi­ons de « clauses québécoise­s » ou d’orchestrer une position de blocage, est devenue incontourn­able.

Et François Dauphin, p.-d.g. de l’IGOPP, d’évoquer qu’une dynamique de renouvelle­ment, voire d’élargissem­ent, du portefeuil­le de « fleurons » au Québec ne peut qu’ajouter à la vitalité.

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