Pouvoir créer « change tout »
Pour les artistes de la scène, travailler en studio pendant la deuxième vague pandémique permet de prendre l’annulation des spectacles avec philosophie
« Ce qui est différent [pour nous, artistes] entre la première et la deuxième vague de COVID-19, c’est que cette fois, on peut être en studio. On peut travailler. On peut créer. Ça change tout. » Comme plusieurs créateurs dont les oeuvres devaient voir la lumière des scènes dans les prochains jours, la chorégraphe Mélanie Demers a appris mercredi que les présentations publiques de son Cabaret noir (Prospero) étaient annulées pour des raisons sanitaires. Être ou ne pas être sur scène est-il grave, pour une oeuvre, un artiste ? Les créateurs interrogés par Le Devoir prennent cette fois la nouvelle avec philosophie, malgré une déception naturelle. Petit tour des coulisses.
« En avril, quand mon spectacle a été annulé pour la première fois, je tenais d’autres propos », a dit chacune à sa manière les chorégraphes Ingrid Vallus et Mélanie Demers. La première devait cette fois donner son solo Le reste des vagues, reporté depuis le confinement. La seconde avait un work in progress prêt à récolter de premières impressions. Mais les salles de spectacle en zone rouge resteront fermées jusqu’au 11 janvier 2021. « J’avais beau espérer que ce spectacle soit présenté, recadre Mme Vallus, on est dans une situation tellement grave, on ne peut que s’adapter, comme on le fait depuis neuf mois. La pandémie a vraiment changé mon rapport au temps, et c’est une des thématiques de ma pièce, avec les transformations qui rythment nos vies, poursuit-elle. Et ce qu’on vient tous de vivre rajoute encore de la valeur au geste de créer, de présenter. C’est extrêmement précieux. »
Sophie Gee, metteuse en scène de Habibi’s Angels (théâtre Talisman), prend aussi les choses avec perspective. « Comme artiste, explique-t-elle en anglais, on est en temps normal toujours à parler et à penser au prochain projet », le financement public ayant mis depuis quelques années de plus en plus l’accent sur la production et la diffusion, au détriment souvent des longues créations. « Je pense qu’on peut tous gagner à se calmer, à vivre une jachère, à se recentrer sur les processus plutôt que sur leurs produits. Utilisons ce temps en salle comme une résidence supplémentaire, ce qui est un grand luxe artistique. » Pour Mélanie Demers, c’est l’occasion « de créer en toute quiétude, sans la pression du regard extérieur qui se dépose sur le travail. Mais j’ai conscience d’être privilégiée — je suis en studio, j’ai un salaire —, ce qui n’est pas le cas de tous ; et d’être sur “les hormones de création”, un peu high.»
Cultiver le désir
Le reste des vagues et Habibi’s Angels seront webdiffusés. Les créatrices disent que ce changement de médium n’est pas à l’avantage de leurs oeuvres, pensées pour la coprésence. « Ça teinvont te, d’avoir des personnes dans une même salle, devant soi, de les entrevoir, les sentir, les entendre ; ça nourrit l’interprétation », indique Mme Vallus. « La caméra et la lentille en appellent à une communication complètement différente. » Pour Mme Gee, « c’est une conversation, l’art vivant, ce n’est pas statique », et l’aspect de sa pièce qu’elle souhaite confrontant gagne s’il est vécu en coprésence.
Ces lacunes du passage d’une oeuvre de scène à l’écran de l’ordi ou du téléphone, Michel Nadeau, de La Bordée, cherche en partie à les exploiter pour Le gars de Québec, révision par Michel Tremblay du Revizor de Gogol, pour 11 comédiens. « C’est un équilibre délicat à trouver, entre une captation agréable à regarder, mais qui créée la nostalgie du théâtre et de la salle de spectacle. Il ne faut pas que ce produit d’écran soit suffisant en soi. On ne veut pas créer une nouvelle forme ou faire du téléthéâtre, mais faire en sorte que les gens, quand les salles rouvrir, s’y précipitent parce qu’ils s’en ennuient. » Cultiver le désir, en quelque sorte, en jouant sur ce qui manque.
Est-ce parce que les artistes questionnés sont des leaders que leur ton est si pondéré ? Michel Nadeau : « C’est ma responsabilité, comme directeur artistique et metteur en scène, de tenir le flambeau. Dans l’équipe, chacun vit son drame personnel : certains sont seuls à la maison, d’autres anxieux par rapport à la maladie ou leurs finances. » Ou est-ce la conscience de vivre un moment qui finira par se terminer ? « On ne pourra pas continuer de vivre sans public », tranche Mélanie Demers. « Il faut que les ondes qu’émettent les artistes soient captées pour justifier notre présence. On dit “les arts vivants”» pas seulement parce que ce sont des vivants qui les font, mais aussi parce que ce sont des vivants qui les reçoivent. Il faut trouver des façons d’être ensemble, de vibrer à la même fréquence, de communier. »
On ne veut pas créer une nouvelle forme ou faire du téléthéâtre, mais faire en sorte que les gens, quand les salles vont rouvrir, s’y précipitent parce qu’ils s’en ennuient MICHEL NADEAU