Le Devoir

Cher Adib, je vous vois, la chronique de Jean-François Lisée

- JEAN-FRANÇOIS LISÉE

Cher Adib Alkhalidey, On ne s’est jamais rencontrés, Adib. Je vous dis « cher », car vous faites partie de ma famille élargie. Celle que vous avez appelée avec amour, dimanche dernier sur le plateau de Tout le monde en parle, le peuple québécois. Je vous ai d’abord remarqué lors d’un stand-up où j’ai adoré votre humour. Je vous ai beaucoup vu à Like-moi ! et j’ai noté vos trop brèves apparition­s dans Le mirage, dans Les beaux malaises et dans le dernier Dolan. J’étais ravi que vous soyez désigné révélation de l’année au gala Les Olivier.

Votre déclaratio­n de dimanche m’a ému et troublé. On entendait dans votre appel à la reconnaiss­ance une détresse réelle. Parlant des personnes racisées, des Autochtone­s et des immigrants, vous avez dit : « Les jeunes qui ont 10 ans aujourd’hui vivent la même chose que j’ai vécue moi à 10 ans. Ils ne regardent pas la télé parce qu’ils ne se voient nulle part, et quand ils se voient, on rit d’eux et on les humilie… […] Si ces personnes-là se sentaient vues de manière digne dans la société, ce serait totalement différent. Mais en ce moment on est en train de priver une génération au complet du droit d’appartenir au Québec. Du droit de s’identifier à la culture québécoise. C’est des apatrides, même s’ils sont nés ici, parce qu’ils ne se voient nulle part. »

Ému, oui. Mais troublé. Puisqu’on met nos émotions sur la table, je vais vous confier les miennes. Depuis l’adolescenc­e je rêve que le Québec devienne un pays où, pour citer le poète, la chambre d’ami sera telle qu’on viendra des autres saisons pour se bâtir à côté d’elle. Pour moi, l’émergence de membres de la diversité dans le paysage artistique et politique est une source de fierté. J’aime mieux mon Québec quand je vois que Dany Laferrière, Kim Thùy et Boucar Diouf sont considérés, non comme des figurants, mais comme des stars.

Je sais qu’on offre à Gregory Charles et à Normand Brathwaite l’animation d’émissions en heure de grande écoute parce qu’ils ont un talent fou. Mais puis-je admettre que je tire une joie réelle devant le succès de Québécois qui n’ont pas ma couleur de peau ?

Quand j’ouvre ma télé, moi, je note qu’il est devenu normal de voir des Québécois issus des minorités visibles dans les émissions de fiction, pour adultes et pour enfants, comme dans nos publicités. Comme vous, naguère, leur absence me pesait. Attentif, je n’ai pas manqué de noter que, cette année, des séries ont enfin mis en scène des Autochtone­s dans des rôles importants (Épidémie et Fugueuse, la suite).

Vous me direz que je les remarque d’autant mieux qu’ils ne sont pas nombreux. Certes. Mais vous nous dites qu’il n’y en a pas du tout.

Aux informatio­ns, parfois présentées à TVA par l’Innu (et auteur primé) Michel Jean, parfois à Radio-Canada par Azeb Wolde-Giorghis, d’origine éthiopienn­e, je vois presque tous les soirs la révélation de l’année, Horacio Arruda, dont les parents étaient portugais. Le nouveau président du PQ est né au Congo. La cheffe du PLQ a des racines haïtiennes, son critique en finances est né au Portugal et la mère de sa députée la plus visible, Marwah Rizky, vient du Maroc. La CAQ a deux ministres noirs et a désigné la syndicalis­te jusqu’à récemment la plus populaire, Régine Laurent, à la tête d’une commission cruciale pour nos enfants. Elle est née à Port-au-Prince.

Adib, cher Adib. Dites-moi que ce n’est pas suffisant. Dites-moi que les comédiens racisés n’ont pas les meilleurs rôles. Dites-moi qu’on est encore loin d’une juste représenta­tion des 16 % de minorités visibles à l’écran, dans des postes de responsabi­lité, dans la fonction publique. Je serai avec vous. C’est ce que je dis moi-même depuis 25 ans.

Mais lorsque vous avez affirmé qu’on ne vous voyait « nulle part » sauf pour vous humilier, je l’avoue, cela m’a blessé. Blessé dans ma fierté de Québécois.

Rassurez-vous, Adib, je ne veux pas vous censurer. Je ne crois pas, comme le ministre fédéral Steven Guilbeault présent dimanche, que le droit à la liberté d’expression s’arrête « là où la blessure de quelqu’un d’autre commence ». Déclaratio­n dangereuse pour la liberté d’expression, et de surcroît contre-productive dans la recherche d’une lecture commune des choses. D’abord parce que les vérités sont souvent blessantes et qu’elles doivent être dites. Ensuite parce que les exagératio­ns aussi sont blessantes et que, lorsqu’elles sont pensées et non dites, on ne peut tout simplement pas y répondre, même avec bienveilla­nce, comme je tente de le faire ici.

Je sais que j’exprime le sentiment ressenti par beaucoup de vos fans qui, rivés à vos paroles, ont dit :

« Mais, mais, mais… » Ils ont attendu que Guy A. ou Dany vous demande : On ne vous voit nulle part ? Vraiment ? Que dites-vous de Boucar et d’Horacio ?

Ils ne furent d’aucun secours. Guilbeault encore moins, évidemment. Mais j’ai la certitude que, s’ils avaient eu ce cran, vous auriez nuancé vos propos. Admettant que, oui, bon, vous avez exagéré, mais qu’ils voient bien ce que vous voulez dire.

Vous parliez du coeur. Souvent, il ne fait pas de quartier. Je suppose qu’ils n’ont pas voulu, en vous contredisa­nt un brin, vous blesser. C’est le paradoxe, voyezvous ? S’ils vous avaient traité en égal, en interlocut­eur ordinaire, ils vous auraient porté la contradict­ion gentiment ou, comme ils le font quelquefoi­s quand ils ne craignent pas de blesser, rudement.

Concluez-en que, puisque je vous estime membre de ma famille élargie, je vous fais l’amitié de vous parler franchemen­t. Vous et moi, Québécois, sommes de la race qui ne dédaigne pas une bonne chicane, la plupart du temps prélude à la réconcilia­tion et à la fête.

Signé : un compatriot­e, Jean-François

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