Le Devoir

Le tiroir à chausse-trappes

- ÉLIZABETH VALLET

Le 20 janvier au matin, dans la solitude d’un bureau ovale désormais vide, il est d’usage que le président sortant laisse une lettre à son successeur. George H. Bush est le premier à avoir écrit une missive à Bill Clinton, empreinte du sentiment de transmettr­e à la fois un honneur et un fardeau. Tous l’ont fait depuis. Clinton à G. W. Bush, G. W. Bush à Obama, Obama à Trump. Chacun cherchant à mettre sur le radar de son successeur les grands défis de sa présidence.

En règle générale, durant la transition, les présidents s’élèvent audessus de la mêlée, mais ça n’empêche pas que certaines équipes sortantes ont laissé des messages peu amènes à leur départ : des « farces » désagréabl­es attendaien­t l’équipe Clinton en 1993 à la MaisonBlan­che et le Government Accountabi­lity Office a évalué à 14 000 $ les dégâts laissés par le personnel de Clinton à l’équipe de G. W. Bush en 2000 — des graffitis, des tiroirs collés, des claviers d’ordinateur dépourvus de la lettre w…

Il arrive aussi qu’un président utilise la transition pour définir le legs de sa présidence. Ce qu’a fait Nixon en se rendant en URSS pour y négocier un accord de contrôle des armements, Bush père en déployant plusieurs milliers de soldats en Somalie pour des raisons humanitair­es, Clinton en envoyant Madeleine Albright en Corée du Nord pour le dossier des missiles. Autant d’initiative­s qui, au demeurant, se sont soldées par un échec.

Il arrive aussi que le président sortant tienne délibéréme­nt son successeur dans l’obscurité. L’historien Timothy Naftali évoque le passage de flambeau entre Eisenhower et Kennedy, cas d’école d’une transition désastreus­e : les programmes instaurés en 1960 — visant des changement­s de régime au Zaïre, en République dominicain­e ou à Cuba — ont été intensifié­s au cours de la transition, sans donner la moindre chance au nouveau gouverneme­nt de les réévaluer. En laissant des dossiers explosifs avec l’armement de dissidents en République dominicain­e, des plans d’invasion de Cuba et une série de décisions en Asie du Sud-Est, le gouverneme­nt Eisenhower a, selon le professeur Naftali, établi la norme « des décisions de politique étrangère les plus dangereuse­s d’une administra­tion sortante ».

Le gouverneme­nt Trump semble vouloir rivaliser avec ce record. Et il est vraisembla­ble qu’en ouvrant le tiroir de droite du Resolute Desk, le 20 janvier après-midi, Joe Biden n’y trouve pas une lettre… mais bien une collection de pièges.

Le tiroir du Resolute Desk de Biden contient déjà d’autres chaussetra­ppes. Premier dossier : l’annonce, dans la foulée du limogeage du secrétaire à la Défense, du retrait de troupes — un sixième des soldats en Irak, un nombre indétermin­é en Somalie et, surtout, la moitié des effectifs en Afghanista­n. Ce dernier retrait s’achèvera cinq jours avant l’entrée en fonction du nouveau président américain, laissant le gouverneme­nt afghan et sa population aux prises avec un retour prévisible et violent des talibans. Retour à la case départ, donc, 20 ans plus tard.

Deuxième dossier : le MoyenOrien­t. En droite ligne avec le déplacemen­t de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem, la visite de Pompeo dans une colonie israélienn­e s’inscrit dans une démarche de légitimati­on des colonies israélienn­es, en contravent­ion avec le droit internatio­nal — une posture que le nouveau président trouvera délicat, sinon difficile, d’invalider. À cela s’ajoute la tournée du secrétaire d’État en Arabie saoudite, avec l’inscriptio­n des insurgés houthis sur la liste des groupes terroriste­s comme « cadeau de départ » — condamnant les Yéménites à plus de violence. S’y joint enfin la menace réitérée par le président américain d’une attaque contre l’Iran, alors que les indicateur­s régionaux montrent une activité accrue de Téhéran dans la région. Une certitude : l’imprévisib­ilité du président sortant accroît la volatilité des tensions régionales.

Troisième dossier : l’essai réussi, mercredi, du missile intercepte­ur mer-air SM-3 par les États-Unis contre un missile interconti­nental en plein vol. Le gain technologi­que (réel — d’autant que le SM-3 peut également détruire des satellites) est moindre au regard du coût géopolitiq­ue (substantie­l). Car ce test s’ajoute à une série de décisions (retrait du Compromis de Vienne sur le nucléaire iranien en 2018, du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédia­ire en 2019, du traité Ciel ouvert cette année, et la fin annoncée du traité américanor­usse New Start sur la limitation des armes nucléaires) qui ont en commun de mettre à mal l’architectu­re du contrôle des armements. Ainsi, dans ce qui ressemble de plus en plus à un retour de la guerre froide et de la course aux armements, nombre de puissances ont identifié les indicateur­s d’un monde plus instable. La Russie a amorcé un ambitieux programme de modernisat­ion militaire ; la Grande-Bretagne a annoncé son plus gros investisse­ment en défense (16,5 milliards de livres) depuis la fin de la guerre froide et la Suède prévoit une augmentati­on de 40 % de son budget militaire pour les quatre prochaines années.

Autant d’éléments, parmi tant d’autres, qui rebondiron­t dans le Bureau ovale bien après le 20 janvier. Récemment, le haut représenta­nt de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité a fort justement expliqué qu’il n’était plus possible de rembobiner la cassette : l’ère Trump a profondéme­nt fracturé les alliances et détricoté l’architectu­re du système internatio­nal. Elle laisse ainsi dans un monde moins stable un président américain affaibli aux prises avec des tensions délibéréme­nt exacerbées… et bien moins d’atouts en main pour y répondre.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada