François Pérusse se parle tout seul
L’éternel adolescent rend hommage à son amour de jeunesse pour le rock progressif sur le onzième Album du peuple
Au moins deux fois par semaine depuis 1974, la même mélodie s’empare de l’esprit de François Pérusse : celle de
Lilywhite Lilith, premier morceau de la face C du mythique album de Genesis, The Lamb Lies Down on Broadway.
« Je peux être à l’épicerie en train de lire les ingrédients d’un pot de moutarde et là, je bloque l’allée parce que j’ai cette chanson-là dans la tête et que je dois absolument la chanter », raconte le nouveau sexagénaire (depuis le 8 octobre) qui, comme tant de Québécois, a communié pendant sa jeunesse à l’autel des explorations formelles et vestimentaires, des lubies scénographiques et des boursouflures solistiques du rock progressif.
C’est à cette musique, dont la grandiloquence est désormais souvent source de moqueries, que l’éternel adolescent rend hommage sur trois des quatre chansons que compte
L’album du peuple — tome XI. Oui, ce sont les échos de Jethro Tull que l’on entend sur Je veux pas juger (avec l’obligatoire ligne de flûte traversière), ceux de Frank Zappa sur Le cercueil connecté, et ceux de King Crimson sur
3 p’tits points, un riff serpentin qui ne ferait pas rougir Robert Fripp, propulsé par un complexe rythme en 11/8 ! Tant qu’à faire du prog, aussi bien en faire pour vrai. Pérusse rigole. « Ça reste des musiques exigeantes à composer, mais pour un gars comme moi, un 11/8, ça y va tout seul, parce que j’ai été élevé là-dedans. Mais c’est sûr que si tu parles d’un 11/8 à quelqu’un qui a juste dansé sur Saturday
Night Fever…» Un gars comme lui ? La photo d’époque ornant la couverture de ce quinzième disque en carrière donne déjà une bonne idée du genre de jeune homme — regard timide, demi-sourire, pantalons à pattes d’éléphant — qu’était au sortir de l’adolescence celui qui deviendrait le maître incontesté du ver d’oreille comique. Il a 17 ou 18 ans lors de cette séance réalisée pour le groupe de jazz fusion Graffiti (« C’était un peu Pat Metheny, un peu Weather Report par bouts »), que l’avait invité à joindre en tant que bassiste son frère aîné, le guitariste et réalisateur Marc. « Sur la vraie photo, je suis accoté sur une Dodge Dart 1971 [une voiture plutôt banale], mais les graphistes l’ont changé pour une Plymouth GTX [un bolide nettement plus racé]. »
Précisons le portrait ? « Dans les années 1970, j’étais ado, j’écoutais du rock progressif et je parlais tout seul », écrit le plus célèbre poulain de l’étiquette Zéro Musique au dos de la pochette virtuelle du premier Album
du peuple à ne paraître qu’en format numérique (voir encadré). « Je me souviens, je revenais de l’école et il y a un gars de l’autre bord de la rue qui m’a crié : “Heille Pérusse, tu parles tout seul !” Pis là j’étais gêné qu’on m’ait surpris dans mon parloir tout seul. »
Rira bien qui rira le dernier : cinq décennies plus tard, le grand gamin gagne toujours sa vie grâce à ses… amis imaginaires ? « Je ne pense pas que ce soit des amis imaginaires. C’est plus que je vois des scènes dans ma tête, je fais parler des personnages. Encore aujourd’hui, quand il m’arrive le soir de rester debout avec une petite bière pour écrire, j’ai pas l’impression qu’on m’entend, mais le lendemain, les enfants me disent toujours : “Papa, tu parlais tout seul dans la cuisine hier.” Je pense pas que ce soit grave, mais c’est sûr que si je dis ça à un psychiatre… il va beaucoup me regarder. »
Un album réclamé par le peuple
Les disciples de François Pérusse connaissaient déjà les vertus réconfortantes de ses calembours-tellementnonos-qu’ils-en-sont-drôles et de ses répliques qui collent en tête avec autant de ténacité qu’un burger du
snack-bar chez Raymond sur l’estomac. Mais jamais en avait-on autant mesuré le pouvoir proprement thérapeutique que lors des premières semaines du confinement de marsavril. Après avoir imaginé quelques sketchs inédits pour le Web, notre ermite de studio préféré cédait à la demande générale des confinés en mal d’occasions de rires et amorçait la
création d’un nouvel Album du peuple, le premier de la mythique franchise à être réellement… réclamé par le peuple.
Pourquoi avoir répondu favorablement à la pression populaire ? Parce qu’un gars du peuple se doit d’écouter le peuple. « En septembre 1990, le directeur des programmes de CKOI m’avait dit : “Faudrait que tu donnes un nom à tes deux minutes” », se souvient le natif de Québec au sujet des débuts de sa carrière radiophonique à Montréal, qui se poursuit aujourd’hui chaque matin sur les ondes du réseau Énergie. « Un beau jour, je sors du métro — je trouvais ça fantastique de pouvoir me promener en métro —, je passe par une ruelle et je vois du linge sur une corde à linge — j’ai toujours aimé ça, du linge sur la corde à linge. C’est comme ça que c’est venu, l’idée des deux minutes du peuple : dans une ruelle, à Montréal, où je me sentais bien, où je me sentais comme un gars du peuple. Je me sentais chez nous, parmi les cordes à linge. »
Il n’était cependant pas question de consacrer un disque entier à cette pandémie qui nous afflige et que Pérusse évoque à peine, le temps de chanter la deuxième vague et de caricaturer la confusion qui, fatidiquement, finit toujours par morpionner toute visioconférence. En épousant le même rythme effréné que sur ses récents tomes, l’humoriste se plaît plutôt à ridiculiser la pléthore d’acronymes régnant sur notre système de santé, à pourfendre la surconsommation et à convoquer l’entraîneur Bob Hartley pour sermonner, avec-pas de douceur, les dirigeants de ce monde.
« Parlons-nous donc avec gentillesse »: voilà pourtant la dernière phrase résonnant au terme de ces 66 minutes de jeux de mots échevelés et de critique sociale par l’absurde, sans doute la première fois qu’un Album du peuple se termine par un sincère message d’empathie.
« J’ai l’impression qu’on a le “va chier” facile aujourd’hui, et c’est pas nécessaire. On a tendance à oublier qu’on est tous dans le même bateau… le bateau étant cette planète. Je ne veux pas passer pour un peace and love ou un preacher, mais on a tendance à oublier que ça va mieux ensemble que les uns contre les autres. »