Mathias Énard, retour aux sources
Avec son gargantuesque Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs, le romancier laboure l’histoire et le terroir de son Poitou natal
C’est un peu la face cachée de Mathias Énard. Romancier érudit, professeur et traducteur d’arabe, polyglotte patenté, l’auteur de Boussole (Actes Sud), le livre qui lui a valu en 2015 le prix Goncourt, a cette fois installé ses pénates dans un village du Poitou, « entre Loire et Gironde ».
Après avoir exploré la Constantinople du XVIe siècle (Parle-leur de
batailles, de rois et d’éléphants, 2010), suivi le Printemps arabe du Maroc jusqu’à Barcelone (Rue des voleurs,
2012), après nous avoir fait voyager aller-retour sur un tapis volant vers la Syrie et l’Iran, il rentre pour ainsi dire chez lui. Le banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs, son 7e roman, est une sorte de retour aux sources pour l’écrivain de 48 ans, qui est né et a grandi dans cette région de l’ouest de la France.
« Parce que c’est une région que j’ai quittée il y a trente ans et que tous mes livres, en littérature, parlent de l’ailleurs, j’avais envie d’y revenir littérairement », confie Mathias Énard depuis Barcelone, pipe à la main, où il est installé depuis 2001.
« Et puis je me suis rendu compte, poursuit-il, que pour un romancier, c’est vraiment un endroit extraordinairement exotique, un territoire à la géographie inattendue, avec des récits et des histoires elles aussi inattendues, et qu’on pouvait trouver là le terreau, justement, pour croiser ces choses qui me passionnent : l’histoire profonde d’une contrée, la langue et la littérature. »
Récit initiatique
Départ pour le Bas-Poitou, donc, sur les traces de David Mazon, un étudiant parisien naïf et plein d’orgueil, convaincu de suivre les traces de ses héros ethnologues, Levi-Strauss et Malinowski. Pour sa thèse de doctorat consacrée à « la vie à la campagne au XXIe siècle », l’apprenti ethnologue s’installe dans un village situé dans l’orbite de Niort, petite ville poitevine du département des Deux-Sèvres et « capitale mondiale de l’assurance mutualiste ».
Chevauchant une vieille mobylette déglinguée avec laquelle il sillonne la campagne, hébergé sans luxe par un couple qui lui loue une partie de sa maison de ferme, le protagoniste du
Banquet annuel de la Confrérie des
fossoyeurs tente de prendre langue avec les habitants comme s’il pénétrait au coeur de la forêt de Bornéo. On y croisera des spécimens de la faune locale carburant aux « blanccassis » du Café-Épicerie-Pêche, l’unique commerce du village, le maire et croque-mort du village, un couple d’Anglais retraités, un peintre érotomane ou une séduisante maraîchère en instance de divorce. À leur contact, son regard se transforme et son séjour d’études se mue en une expérience initiatique qui prendra la forme d’un retour à la terre.
En arrière-plan, ici et là, traces
Parce que c’est une région que j’ai quittée il y a 30 ans et que tous mes livres, en littérature, parlent de l’ailleurs, j’avais envie d’y revenir littérairement
MATHIAS ÉNARD
de l’humour et de l’intelligence de l’écrivain, on verra glisser les petites ombres de leurs aïeux réincarnés, qui en sanglier, en chat ou en punaise de lit piquant, le 1er juillet 1815 dans une auberge de Niort, une jambe de Napoléon Bonaparte.
Une trouvaille narrative — la métempsycose, découverte chez les Druzes de Syrie, confie Mathias Énard — qui lui permet de visiter l’histoire de la région au cours des cinq derniers siècles, comme si on dépliait sous nos yeux un fascinant fascicule.
Exotisme à la française
« Jusqu’à l’âge de dix ans, raconte l’auteur de Zone, j’ai grandi dans un petit village de campagne, j’allais à l’école à pied, on était complètement libres. Les parents de beaucoup de mes camarades de classe étaient agriculteurs ou éleveurs. On était dans ce monde-là. » Et même s’il y a grandi, le romancier jure que pour lui aussi ce décor possède une part d’exotisme.
« Quand on regarde cet univers avec des yeux extérieurs, on voit bien à quel point on a perdu de vue la ruralité, le rapport à la nature, la présence de la vie animale. Après avoir vécu en ville tout le reste de ma vie, j’avais un peu oublié à quel point ces territoires avaient eux aussi des histoires à raconter. »
« Et plus j’enquêtais, dans le passé ou dans le présent, et plus je me disais que c’était un territoire d’un romanesque incroyable », continue Mathias Énard, avant de rappeler qu’il existe dans la littérature française toute une tradition du grotesque, de l’exagération, où le rire cohabite avec la pensée. « Et retrouver ça, pour un auteur, c’est génial », reconnaît-il.
Mais pour des lecteurs étrangers, y compris pour les Québécois — même si les Poitevins ont formé une partie importante des colons qui ont immigré en Nouvelle-France —, il y a fort à parier que l’exotisme sera toujours au rendez-vous avec ce premier roman franchement hexagonal de Mathias Énard. Au menu : liqueur d’angélique, pêche au gardon dans les milliers de kilomètres de canaux du Marais poitevin, parties de trut ou de belote, poitevin-saintongeais et bataille rangée de choux à la crème.
Et puis, peu à peu, le journal de terrain du jeune ethnologue laisse place à une narration plus éclatée : récit à la troisième personne, banquet, chansons. À ce sujet, l’écrivain assure que la construction composite était présente dès le début de l’écriture de ce roman, qui s’est amorcée, se rappelle-t-il, en 2008 ou en 2009.
Une affaire de vie et de mort
Pièce de résistance et d’anthologie, morceau de bravoure autour duquel s’organise tout le roman, « trou » poitevin façon Mathias Énard, l’épisode central du banquet annuel de la (fictive) Confrérie des fossoyeurs est inoubliable. Des libations qui ont lieu au printemps « tous les ans depuis que le monde est monde », où pendant trois jours la Mort respecterait une trêve.
« C’est la curiosité qui m’entraîne à apprendre des choses », explique encore Mathias Énard, qui s’était aussi donné le défi, mine de rien, de raconter l’histoire de la France à partir d’un village. « Je suis un peu comme mon narrateur, il arrive, il ne sait rien, il ne connaît rien. C’était agréable de se mettre dans cette situation et de se dire : voilà, on va faire comme si moi, je ne connaissais rien à cette région. »
« Mais le roman est aussi une histoire de la langue française dans le désordre. On y retrouve toutes les étapes du français depuis le Moyen Âge, du latin, du protofrançais, du moyen français, du français de Rabelais, de Villon, des langues locales. C’est ce qui me passionnait également. Les langues, les habitants et l’histoire sont inséparables l’un de l’autre », croit l’écrivain, qui vient aussi de publier J’y mets ma langue à couper, texte d’une conférence pour enfants où il rappelle, tout en faisant un clin d’oeil au Québec, que le récit de l’aventure humaine est étroitement lié à la différence des langues.
Et si le romancier fait tourner la Roue, plonge dans « le grand cercle du vivant », Le banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs lévite également en plein territoire rabelaisien. On ne sera pas surpris de voir apparaître, ainsi, un Gargantua qui « s’empaume » et qui « se perragoûte tout en se cabilochant à souhait ».
On l’aura compris, il y a à boire et à manger dans le septième roman de Mathias Énard.