Le Devoir

Le rêve américain, mais pour qui ?

James Hannaham offre une brillante allégorie de l’esclavage moderne dans ce roman qui dénonce les rouages du racisme systémique

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CRITIQUE ANNE-FRÉDÉRIQUE HÉBERT-DOLBEC COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Eddie, 17 ans, file sur les routes de la Louisiane, bien déterminé à mettre le plus de distance possible entre ses poursuivan­ts et lui. Sur le volant de sa Subaru, ses mains ne sont plus que des moignons, maculés de sang et palpitant d’une douleur aveuglante.

Cette scène-choc, la toute première du roman Delicious Foods® de James Hannaham, a de quoi donner froid dans le dos. Mais elle offre un aperçu sans équivoque de ce qui sera exigé du lecteur dans les pages suivantes : le courage de regarder la vérité en face et de mesurer les conséquenc­es du mythe américain, celui d’un pouvoir nourri par la légitimati­on de la violence, du silence et de l’annihilati­on.

Le jeune Eddie est donc en fuite, venant tout juste de s’évader de la ferme Delicious Foods. Depuis six ans, il y travaille avec sa mère Darlene, recrutée après avoir sombré dans une spirale de consommati­on et de prostituti­on à la suite du décès de son mari aux mains de suprémacis­tes blancs. Majoritair­ement entretenue par des toxicomane­s, la ferme maltraite ses ouvriers et les maintient prisonnier­s en les contraigna­nt à un endettemen­t perpétuel et en entretenan­t leur dépendance à la drogue.

Désormais en sécurité chez sa tante, au Minnesota, Eddie gagnera tranquille­ment le coeur des habitants de la ville, démarrant une entreprise de manutentio­n prospère, Le Manchot pas manchot. Or, sous sa gentilless­e et son air avenant, son coeur bat la chamade, hanté à jamais par Delicious Foods, et soucieux du sort qui y a été réservé à Jackie.

Brillante allégorie de l’esclavage moderne, le roman ne cherche pas à documenter l’industrie agricole actuelle ni à en critiquer les dérives. Le contexte n’est ici que prétexte pour exposer les rouages du racisme systémique, ainsi que l’immobilism­e — pour ne pas dire le désespoir — qu’il inflige à ses victimes, condamnées à l’éternel recommence­ment et, dans bien des cas, à l’autodestru­ction.

Privés de leur autonomie, les personnage­s imaginés par James Hannaham habitent un quotidien pavé de mauvaises décisions, de capitulati­ons et de regrets. Il refuse avec raison de faire de ses héros des martyres ou, pire encore, de fiers représenta­nts du rêve américain, ces habitants d’un territoire où les blessures s’effacent pour faire place au possible, pour peu que l’on y mette les efforts.

Le contrôle de leur destinée leur échappe à un point tel que la drogue — ici appelée Scotty — devient un narrateur de l’histoire, se superposan­t aux pensées et à la voix de Darlene avec son ton séducteur, racoleur et tentateur. L’auteur s’amuse visiblemen­t à donner une voix bien particuliè­re à ce personnage singulier, qui s’exprime dans un vernaculai­re afro-américain et hautement satirique que la traduction peine par moments à rendre.

C’est par ailleurs lorsqu’il se laisse aller à ces réflexions teintées d’humour noir, exploitant les stéréotype­s racistes pour mieux faire passer son message, que l’écrivain s’avère le plus efficace et poignant, offrant ainsi un contraste essentiel, bien qu’inégal, à la souffrance et à la noirceur de l’histoire qu’il raconte.

 ?? ÉDITIONS GLOBE ?? C’est lorsqu’il se laisse aller à des réflexions teintées d’humour noir, exploitant les stéréotype­s racistes pour mieux faire passer son message, que l’écrivain s’avère le plus efficace et poignant.
ÉDITIONS GLOBE C’est lorsqu’il se laisse aller à des réflexions teintées d’humour noir, exploitant les stéréotype­s racistes pour mieux faire passer son message, que l’écrivain s’avère le plus efficace et poignant.
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1/2 James Hannaham, traduit de l’anglais par Cécile Deniard, Globe, Paris, 2020, 400 pages
Delicious Foods® 1/2 James Hannaham, traduit de l’anglais par Cécile Deniard, Globe, Paris, 2020, 400 pages

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