Tout est vrai, mais pas vraiment
La réalité a de plus en plus tendance à se cacher sous les apparences ; comme dans les polars, tiens
Deon Meyer a la mémoire longue, et le souffle tout autant. À travers des héros profondément ancrés dans la réalité sudafricaine, ses livres disent la lutte incessante d’un pays neuf pour accéder à l’égalité et à la fierté. Ce qui est un peu le combat de son Benny Griessel, enquêteur de l’unité d’élite des Hawks… et alcoolique en lutte perpétuelle. Dans La proie, sixième enquête menée par Griessel et son équipe, le lien entre le combat personnel du policier et celui du pays de Nelson Mandela n’aura jamais été aussi intense.
Comme il en a souvent l’habitude, Meyer mène ici deux histoires de front. Au Cap d’abord, coup sur coup, un ancien policier et un vétéran de la lutte antiapartheid sont retrouvés morts ; le premier semble avoir été victime d’un accident et l’autre se serait suicidé. Griessel et Cupido sont chargés de l’affaire. La deuxième trame se déroule, elle, à Bordeaux, en France, et met en scène un ex-militant de la branche armée de l’ANC devenu ébéniste qui, disons, se fait brutalement rappeler son passé. Sous les apparences — tout est vrai, mais pas vraiment — se dessine alors une sorte de double complot dont on saisira peu à peu les énormes implications.
Dans cette histoire absolument abracadabrante, les flics ne peuvent pas enquêter sous prétexte qu’ils mettent en péril la sécurité de l’État ; Griessel et Cupido doivent « travailler au noir », discrètement. Au fil de leurs découvertes au Cap, tout comme dans l’évolution brutale de la situation à Bordeaux, on en viendra à saisir le lien entre ces deux histoires qui semblent au départ si éloignées l’une de l’autre : l’État. Ou plutôt, la corruption à la tête de l’État.
Car au-delà des intrigues policières en double registre, au-delà des complots clandestins comme officiels, c’est bien de cela qu’il est question ici : de l’état lamentable dans lequel se trouve la population sud-africaine à la suite de la corruption de ses élites. Pas évident de raconter tout cela à travers une enquête policière solide et bien étayée portée par de vrais personnages ; Deon Meyer y parvient haut la main grâce à son écriture à la fois précise, souple et rythmée que la traduction rend fort bien. Chapeau.
Gamache à Paris
C’est indéniable : Louise Penny joue maintenant dans les « grandes ligues ». Traduites en des dizaines de langues et vendues à plusieurs millions d’exemplaires, les enquêtes d’Armand Gamache de la Sûreté du Québec ont déjà séduit les lecteurs d’un peu partout. Et cette nouvelle aventure située dans la Ville Lumière — sans doute la plus entraînante, la mieux articulée et la plus réussie des histoires de Louise Penny — viendra encore une fois le confirmer.
Dans Tous les diables sont ici, nous sommes à Paris, donc. Toute la famille Gamache y est maintenant installée à l’exception, bien sûr, du directeur de la Section des homicides de la SQ et de sa femme ; le fils et la fille Gamache y travaillent déjà et tout le monde est réuni pour célébrer la naissance d’un nouvel enfant. Mais tout prend une tournure radicalement différente lorsque le riche parrain de Gamache, Stephen Horowitz, est brutalement renversé par un chauffard.
Horowitz est plongé dans un coma profond et, du même coup presque, des violences de toutes sortes s’accumulent autour de Gamache et de son gendre et ancien assistant, Jean-Guy Beauvoir ; les enquêteurs français vont même jusqu’à soupçonner Gamache d’un assassinat commis dans l’appartement de son parrain. Traqué,
le policier québécois réagira en menant discrètement l’enquête de son côté… et il découvrira bientôt un nid de vipères particulièrement menaçant. Cette découverte met de toute évidence le feu aux poudres ; rapidement, la situation s’envenime encore plus, et la vie d’un peu tout le monde semble menacée.
Les ramifications de l’histoire sont complexes : elles impliquent des intérêts financiers absolument colossaux et remettent en question le passé de Stephen. Avec l’aide de son clan et de quelques complices insoupçonnés, Gamache se verra forcé de faire rapidement la lumière sur l’affaire, au risque de voir ses proches touchés encore plus sévèrement.
On ne vous vendra pas la mèche, mais, on l’a dit déjà, Louise Penny signe ici son ouvrage le plus achevé et le plus palpitant. Pas de longueur ou de digressions à n’en plus finir : tout y est essentiel. L’intrigue est solide, tout comme les personnages, le décor est planté de façon remarquable et la traduction vive et imagée de Lori Saint-Martin et Paul Gagné réussit à nous garder tout au long au coeur de l’action. Au bout du compte, on en vient presque à penser que Louise Penny gagne à situer ses histoires ailleurs que dans le « si typique » village estrien de Three Pines.
Un seul petit agacement : le titre du roman — tiré de La tempête de Shakespeare — ressemble comme deux gouttes d’eau à celui d’un ouvrage de Craig Johnson publié chez Gallmeister en 2015…
Berlin sous les ruines
Aujourd’hui comme hier, la guerre laisse partout des traces profondes sur les gens comme sur les lieux qu’ils habitent. Cette histoire se déroulant à Berlin en 1946, au milieu de monceaux de ruines, en est un témoignage percutant. On retrouve Oppenheimer, ancien commissaire à la Kripo, dans une troisième enquête déjà, où on le voit traquer un tueur en série dans le décor apocalyptique de l’immédiat après-guerre.
« Amené » à s’intéresser à cette histoire par un commandant russe cherchant à disculper un fonctionnaire est-allemand, Oppenheimer saisit rapidement que l’assassin assouvit, quel que soit le prix à payer, une vengeance. Partout dans les ruines de la ville, l’hiver s’est fait sibérien, mais le tueur continue de s’attaquer à des individus au profil bien particulier ; ses victimes sont retrouvées, la plupart nues, les bras et les jambes couverts de noms écrits à l’encre noire.
Sous le froid polaire et dans des conditions de misère extrême, Oppenheimer parviendra difficilement à trouver une première piste, mais la seconde l’amènera déjà à découvrir d’abord les motivations du coupable, puis son identité. L’intrigue dans La vengeance
des cendres de Harald Gilbers Richard est touffue, méticuleuse, et le contexte historique est particulièrement fouillé. Les personnages sont solides et souvent touchants, mais c’est surtout la justesse du décor qui frappe ici par son hyperréalisme à la Tanguy. Tout cela nous fait saisir une fois de plus qu’il ne reste jamais que des perdants une fois que les canons se sont tus.
Vieux machin
Hercule Poirot nous raconte lui aussi une bien triste histoire dans la quatrième de ses nouvelles enquêtes écrites par Sophie Hannah avec la bénédiction de la Agatha Christie Limited, Meurtres à Kingfisher Hill.
On ne peut s’y tromper, c’est bien lui qu’on retrouve ici avec ses tics, ses complets élégants, sa moustache et l’impressionnante capacité de déduction de ses petites cellules grises.
L’affaire est corsée et met en scène des personnages particulièrement typés, comme dans toutes les histoires d’Agatha Christie. Quand on demande l’aide de Poirot pour innocenter une jeune femme qui vient de tuer son fiancé, on fait l’erreur de ne pas tout lui dire et même d’essayer de le tromper. Tout le monde, évidemment, en paiera le prix. Même le lecteur, pourrait-on dire, parce que cette quatrième séquelle fait la preuve qu’elle n’est au fond qu’un pur exercice de style n’apportant rien de plus à l’univers d’Agatha Christie.
Pour cela, il aurait fallu l’audace de fouiller l’âme du détective comme le fait John Malkovich dans l’ABC contre
Poirot proposé récemment par la BBC. Mais ce n’est pas là le propos de Sophie Hannah, qui livre sa copie parfaite en écrivant comme le faisait Agatha Christie : youpi.