Dans la peau (2)
Les mains de Suzanne
La petite lumière dans son bureau Je m’égare
Quand j’étais jeune
Je me suis retrouvé à l’orphelinat de Sorel
Puis à l’orphelinat de Saint-Arsène Un frère de Saint-Gabriel m’a fait des avances dans le dortoir Je jouais au Mississippi en t-shirt dans la salle de jeu
Il m’a touché
Je l’ai frappé
Il est tombé dans l’escalier
Il s’est disloqué l’épaule
En 77
J’ai fait une maîtrise en droit du travail
J’étais le plus jeune du cabinet On m’envoyait souvent en Abitibi J’adorais ça
J’aime la Côte-Nord Baie-Comeau
Sept-Îles
Avec Suzanne j’allais toujours à l’hôtel Sept-Îles
On ouvrait les fenêtres On entendait les vagues On n’arrivait jamais à s’entendre sur ce qu’on allait manger pour souper
On riait
Suzanne riait tout le temps Elle riait à chacune de mes niaiseries
Je me sentais beau avec elle J’ai rencontré Suzanne dans un party
Elle était archéologue
Elle travaillait au musée Pointeà-Callière
Elle s’occupait des expositions Elle est souvent allée en Europe pour déménager des expos Elle n’a jamais arrêté de travailler Même à la retraite
Des petites compagnies privées d’archéologie l’appelaient Elles lui envoyaient des artefacts pour qu’elle écrive des descriptions J’ai toujours aimé la manière Dont elle manipulait les objets Quand elle allumait sa petite lumière dans son bureau Je ne devais pas la déranger Au mois de mars
Tout est allé vite
La vie c’est comme ça
Un matin
Ça déboule
La journée déboule
Et tout le monde déboule en même temps
On se débat
On voit nos enfants se débattre Mais on ne peut rien faire
On a su que Suzanne avait le cancer On a su qu’il lui restait cinq mois à vivre
J’ai installé un lit d’hôpital dans le salon
Je réussissais à la faire rire encore Je buvais du café
Je faisais semblant de me renverser du café dessus
Elle riait dans son lit
C’était la femme la plus courageuse Elle n’a jamais eu peur de mourir Elle s’inquiétait plus pour moi que pour elle
Les infirmières venaient trois fois par semaine
Julie était fine
Je ne me rappelle plus c’était quel jour
Un mardi je pense
Les enfants étaient là
On l’a regardée mourir
Elle est partie à 10 h 30
Je n’ai pas bu de café depuis ce temps-là
Je m’en sors un peu
Un moment donné tu te dis C’est sûr que ça fait de la peine T’as été heureux avec une personne pendant quarante-deux ans Des fois
Je continue de la déranger J’allume la petite lampe dans son bureau
Et elle apparaît
J’éteins la lampe
Et elle reste là
Elle sourit
Elle me fait des clins d’oeil Ces p’tits clins d’oeil à elle
Je ne le dis pas à mes enfants Hier j’ai cordé mon bois Tantôt je vais préparer la maison pour l’hiver
L’année prochaine
Je vais retourner à Sept-Îles
Je vais prendre la même chambre Je vais ouvrir les fenêtres Peut-être que
Je vais entendre les vagues Peut-être
Que je vais entendre le rire de Suzanne
Quelque part sur la plage à Sept-Îles
Peut-être que je vais pouvoir recommencer à boire du café.
Dans la peau est une série mensuelle inspirée de témoignages de citoyens dont le quotidien est affecté par la pandémie.
Jean-Christophe Réhel Collaborateur Le Devoir