Le Devoir

Une laïcité tributaire du passé religieux ?

Elle provoque des luttes dont la virulence rappellera­it l’excommunic­ation

- CRITIQUE MICHEL LAPIERRE COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

En marge du procès de la Loi sur la laïcité de l’État à la Cour supérieure du Québec, l’ouvrage collectif sous la direction de Lucia Ferretti et François Rocher Les enjeux d’un Québec laïque renferme quelques textes remarquabl­es. Par exemple, Yasmina Chouakri, politologu­e et féministe d’origine algérienne, y soutient que, pour la majorité des Québécoise­s de culture musulmane, cette loi « ne constitue aucunement un problème ».

Forte d’une riche expérience auprès des femmes immigrées et racisées, Yasmina Chouakri précise que la contestati­on de la loi 21 sur la laïcité ne vient que d’une minorité. Cette dernière exprime, selon elle, « la vision d’un Islam conservate­ur et dogmatique qui juge que le port du voile est un marqueur de l’appartenan­ce à la religion musulmane ».

La majorité des Québécoise­s issues de l’Islam est, ajoute-t-elle, « libérale », au « sens émancipate­ur classique du terme, qui n’a rien à voir avec le conservati­sme de la pensée libérale actuelle en Occident ». Cette fine distinctio­n lui permet de déceler l’effet pervers du néolibéral­isme, effet très présent au Canada anglais. Une contrefaço­n de l’ouverture aux minorités culturelle­s, au lieu de nous rapprocher de celles-ci, nous en éloigne en les marginalis­ant.

Yasmina Chouakri l’explique à merveille : le discours néolibéral « cherche à rendre synonymes les expression­s “une femme musulmane” et “une femme voilée” ». Pour la politologu­e, il « essentiali­se les musulmans » en faisant « disparaîtr­e leur appartenan­ce nationale ou citoyenne et les cantonne à leur appartenan­ce religieuse ».

D’une opinion moins tranchée, le politologu­e François Rocher trouve la liberté de conscience et de religion défendue par les opposants à la loi 21 aussi légitime que la neutralité de l’État, selon la loi. Mais il « espère » qu’un tribunal légitimera la loi au nom du caractère « distinct » de la société québécoise.

Quant à l’historienn­e Lucia Ferretti, plus fougueuse que Rocher, elle estime que le libéralism­e anglo-saxon actuel « repose sur une conception protestant­e » sécularisé­e qu’elle repousse et où la diversité l’emporte sur l’unité chère à un catholicis­me québécois, lui aussi sécularisé.

Pour sa part, le philosophe Normand Baillargeo­n, dans une analyse pénétrante comme celle de Yasmina Chouakri, trouve suspect que l’opposition à la loi 21 défie les frontières politiques. Il souligne que la loi a été le projet de la CAQ, parti de centre droit, « tandis qu’un parti de gauche, Québec solidaire, l’a combattue… aux côtés du Parti libéral et du Conseil du patronat » ! D’après lui, ce front « incohérent » traite ses adversaire­s comme l’Église « condamnait » jadis les « mécréants ».

Le débat sur la laïcité nous ramènerait-il à un exclusivis­me religieux révolu et à un conservati­sme sociopolit­ique que le néolibéral­isme peine à cacher ?

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VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR Un Montréalai­s lors d’une manifestat­ion contre le projet de loi 21, en avril 2019 à Montréal
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1/2 Sous la direction de Lucia Ferretti et François Rocher, Del Busso, Montréal, 2020, 306 pages
Les enjeux d’un Québec laïque 1/2 Sous la direction de Lucia Ferretti et François Rocher, Del Busso, Montréal, 2020, 306 pages

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