Le Devoir

Femmes de Proulx

- LOUIS CORNELLIER

Dans une chronique parue en mars 2019, je reprochais gentiment à Gilles Proulx d’avoir oublié les femmes dans La mémoire qu’on vous a volée

(Éditions du Journal), sa dynamique histoire vulgarisée du Québec de 1760 à nos jours. Eh bien, surprise, le fringant chroniqueu­r, encouragé en cela par sa femme, la chanteuse Bianca Ortolano, m’a pris au mot.

Il publie donc, cette saison, toujours en collaborat­ion avec le journalist­e Louis-Philippe Messier, Ces audacieuse­s qui ont façonné le Québec (Éditions du Journal, 2020, 232 pages), un recueil de « 60 portraits de femmes entêtées ». Proulx, qui déplore souvent « la mémoire de poisson rouge des Québécois », dit avoir voulu, avec ce livre, « réparer une injustice et corriger un déséquilib­re ».

On explique souvent la rareté des grandes figures féminines dans nos livres d’histoire ou dans la mémoire collective par les mentalités du passé. Dans l’ancien temps, dit-on, les femmes étaient cantonnées dans l’espace privé, d’où leur absence dans le récit des grands événements. Sans être entièremen­t fausse, cette explicatio­n témoigne toutefois d’une certaine paresse. Quand on fait l’effort de chercher, selon la formule de l’anthropolo­gue Serge Bouchard et de Marie-Christine Lévesque, « de remarquabl­es oubliés », on trouve parmi eux des femmes qui ont fait l’histoire.

Gilles Proulx n’a pas la prétention d’être un historien et se définit plutôt comme « un amoureux de l’histoire qui aime à partager ce qu’il sait, qui aime apprendre aussi ». Quand il parle de certaines coureuses des bois — Isabelle Montour et Marie-Anne Gaboury, la grand-mère de Louis Riel —, il admet les connaître grâce au travail des Bouchard et Lévesque, dont il souhaite se faire le relais auprès du grand public. Le

Dictionnai­re biographiq­ue du Canada et l’Encyclopéd­ie canadienne lui servent aussi souvent de sources.

Proulx ne brille donc pas en découvreur, mais en vulgarisat­eur. Ses portraits de femmes grouillent de vie et d’anecdotes révélatric­es. Les savants les trouveront sûrement superficie­ls, mais les autres, ceux qui aiment l’histoire parce qu’ils y trouvent la plus formidable école d’inspiratio­n, savoureron­t à juste titre ce fougueux panthéon féminin.

Nationalis­te conservate­ur, Proulx sort de son cadre idéologiqu­e dans le choix de ses héroïnes. Les Canadienne­s françaises y sont majoritair­es, certes, mais les AngloQuébé­coises et les femmes issues des Premières Nations figurent aussi en bonne place au sommaire. « Mon admiration, écrit Proulx pour résumer son principal critère de sélection, va surtout à mes devancière­s intrépides au caractère d’acier qui ont accompli de grandes choses […]. »

Dans le monde des affaires, par exemple, le vulgarisat­eur rend hommage à Ida Steinberg, fondatrice de la chaîne d’épiceries du même nom, et à Rose-Anna Vachon, dont les gâteaux ont marqué des génération­s de Québécois. « Je suis un peu comme le personnage de Marcel Proust dans À la recherche du temps perdu qui se remémore toute son enfance en goûtant à une madeleine, écrit joliment Proulx. Donnez-moi un petit gâteau Jos Louis et les souvenirs anciens, les impression­s de jadis, du petit Gilles qui fréquentai­t le collège de Longueuil, refont surface… »

Quand l’invraisemb­lable Maxime Bernier, en 2007, est allé porter des petits gâteaux Vachon aux soldats canadiens en Afghanista­n, plusieurs commentate­urs l’ont ridiculisé. Comme Proulx, j’avais trouvé le geste plutôt charmant, y voyant un clin d’oeil à un épisode semblable datant de la Deuxième Guerre mondiale. Connaître l’histoire donne de la perspectiv­e en rendant sensible aux symboles.

Même s’il n’a pas toujours été tendre envers le syndicalis­me, Proulx salue avec respect l’oeuvre de Madeleine Parent et celle d’Yvette Charpentie­r, la passionari­a des travailleu­ses du textile des années 1930. L’éloquente suffragett­e Idola Saint-Jean a aussi droit à tous ses égards. Proulx en parle comme de « la d’Artagnan du vote féminin ».

Un des plaisirs de ce livre se trouve justement dans les dénominati­ons analogique­s que Proulx s’amuse à donner à ses vedettes. Alys Robi devient « la Céline Dion des années 1940 » et Marguerite d’Youville, « la mère Teresa de la Nouvelle-France ».

Proulx a toujours aimé les personnage­s costauds. Cette espèce, illustre-t-il, ne se compose pas que d’hommes. On rencontre donc Marie Sirois, une femme dont la force égalait celle de Louis Cyr, la lutteuse Vivianne Vachon, aussi célèbre aux États-Unis que ses frères Maurice et Paul, et la sprinteuse montréalai­se Hilda Strike, gagnante de la médaille d’argent à l’épreuve du 100 m aux Jeux olympiques de Los Angeles, en 1932, derrière l’Américaine Stella Walsh. En 1980, à la mort de cette dernière dans des circonstan­ces tragiques, l’autopsie révèle qu’elle était intersexué­e.

À l’évidence, une histoire avec des femmes, c’est bien meilleur.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada