Le Devoir

Les émancipati­ons plurielles qu’espère Dalie Giroux

L’essayiste fait dans L’oeil du maître la généalogie des rendez-vous manqués entre indépendan­tistes et nations autochtone­s

- DOMINIC TARDIF COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Les 14 et 15 décembre 1978, des membres du gouverneme­nt de René Lévesque rencontren­t au Château Frontenac des représenta­nts de plusieurs nations autochtone­s, qui leur demandent : « Est-ce que vous prévoyez pour nous le même statut de souveraine­té que vous réclamez du Canada anglais ? Et en ce moment, vous adressez-vous à nous en tant que vos égaux ou en tant que vos pupilles ? »

Les réponses auraient été « vaseuses ou insultante­s », selon le défunt anthropolo­gue Rémi Savard, que cite Dalie Giroux dans L’oeil du maître, un essai vivifiant, en ce qu’il tente d’imaginer un avenir commun pour le Québec et l’Autochtoni­e, mais aussi troublant, en ce qu’il catalogue les nombreuses fins de non-recevoir dans lesquels se sont réfugiés les souveraini­stes face à la main tendue des Premiers Peuples.

Pour l’essayiste, qui enseigne la théorie politique à l’Université d’Ottawa, ce rendez-vous manqué de 1978 serait indissocia­ble de l’attitude générale qu’ont adoptée les artisans de la Révolution tranquille par rapport aux Autochtone­s, le Québec moderne s’étant édifié, dit-elle, aux dépens de ceux qui occupaient déjà le territoire, par l’exploitati­on des ressources hydroélect­riques, forestière­s et minières de ce qu’on appellera, au Nord, le NouveauQué­bec. Plutôt que de s’engager dans un profond processus de décolonisa­tion, pour tous, l’État québécois aurait, en se drapant dans le slogan Maître chez nous, nourri d’autres oppression­s, provoqué des spoliation­s.

« Les contradict­ions inhérentes à la Révolution tranquille et au mouvement québécois d’indépendan­ce sont en effet flagrantes. Comment peut-on prétendre s’émanciper, se décolonise­r, s’inscrire dans le grand mouvement de libération des peuples, alors même que cette émancipati­on implique la reconducti­on des rapports de domination historique­s et des racismes qui les irriguent ? » écrit celle qui poursuit ici une réflexion amorcée dans Le Québec

brûle en enfer (M Éditeur, 2017). S’il n’était pas forcément erroné d’emprunter aux penseurs de la décolonisa­tion (comme Frantz Fanon et Albert Memmi) leur grille de lecture, comme l’ont fait les intellectu­els du projet d’indépendan­ce, il aurait fallu l’étendre à tous ceux qui habitent le vaste Québec. « Je pense que c’était une bonne idée de départ, mais là, ce dont on se rend compte, à travers les mobilisati­ons autochtone­s qui nous obligent à transforme­r notre regard, c’est qu’il a manqué une lecture plus globale, plus sensible, plus inclusive, explique Dalie Giroux en entrevue. On se rend compte que la place des francophon­es exploités dans l’histoire du Québec, elle ne résume pas l’histoire des oppression­s qui ont eu lieu ici, et donc elle ne résume pas l’histoire des émancipati­ons qui doivent avoir lieu ici. »

La tarte des oppression­s

Mais pourquoi les indépendan­tistes québécois ont-ils été à ce point réfractair­es à l’idée d’unir leur lutte à celle des nations autochtone­s, à faire front commun ? « Pourquoi est-ce que dans l’imaginaire politique républicai­n de l’élite québécoise, le fait de s’allier aux peuples autochtone­s (et à la perspectiv­e féministe, et à l’antiracism­e, et à l’imaginaire queer, et au multicultu­ralisme), nuirait-il à l’émancipati­on des Francos ? » s’interroge Dalie Giroux dans L’oeil du maître.

« C’est comme si on pensait que c’était des vases communican­ts, que si on reconnaiss­ait les oppression­s des autres groupes, on perdait quelque chose, comme s’il y avait une tarte d’oppression­s à se partager », observe l’autrice face aux réactions parfois vives que suscitent chez certains défenseurs du projet de pays les revendicat­ions d’autres communauté­s minorisées.

« Que le Québec ait historique­ment été une minorité au sein d’un pays dont il doit se libérer, je ne le conteste pas, mais ce que je dis dans le livre, c’est que le seul moyen qu’on a trouvé pour se sortir de ça, c’est de devenir maître à la place du maître, bon maître à la place du mauvais maître anglais. Si on commence à complexifi­er notre compréhens­ion de ce qu’est et a été l’oppression en Amérique du Nord britanniqu­e, on se rend compte qu’il y a une intersecti­onnalité qui permet de dire qu’il n’y a pas qu’un seul groupe à libérer, ici. Mais est-ce qu’on est prêts à partager le rôle de sujet à émanciper ? Le problème que ça soulève est assez douloureux, parce que ça vient jouer dans certaines certitudes. »

Des lieux de vie

Texte à la fois empathique et rageur,

L’oeil du maître confirme la puissance déflagratr­ice du style de Dalie Giroux, qui convoque autant la pensée et l’oeuvre des militants Charles Gagnon et Pierre Vallières, que celles de l’anthropolo­gue Rémi Savard ou du géographe Jean Morriset, d’authentiqu­es écrivains ayant tous en commun d’avoir « marché sur cette fine ligne entre un discours historique, conceptuel et une dimension poétique, littéraire ». Celle qui confie avoir vécu son premier vrai moment de politisati­on lors des protestati­ons contre le Sommet des Amériques de Québec de 2001, n’hésite pas à employer le je, à piger dans les archives familiales et à alterner entre des passages au ton académique et d’autres plus libres, lyriques ou explosifs, voire punk.

« Les dérapes punk, c’est la Dalie du Sommet des Amériques qui pitche des roches au pouvoir. C’est mon idéal d’essayiste d’avoir ce bagage encyclopéd­ique, érudit, et d’en même temps demeurer cette petite personne de 26 ans qui a mangé du gaz au Sommet des Amériques. »

Dalie Giroux convie ainsi tous ceux et celles qui peuplent le Québec, dans une formule aussi belle que riche, à « pour une fois, se rencontrer dans les lieux de vie plutôt que dans les lieux de pouvoir… » « C’est le temps de se raconter nos histoires de pouvoir, de s’écouter mutuelleme­nt, plaide-t-elle au bout du fil. Les gens ont des trajectoir­es en Amérique qui sont incroyable­ment variées. Le Québec, c’est un creuset hallucinan­t. C’est un lieu particuliè­rement complexe, paradoxal, diversifié, où toutes les luttes se rencontren­t. La question des luttes noires, du racisme systémique, des luttes autochtone­s et la question de la souveraine­té forment un noyau fabuleux. Il s’agit de se mettre les mains dedans. »

Elle ajoute : « Il n’y aura pas de contributi­on québécoise à l’histoire de la liberté si on enchaîne les esprits à une idée de la liberté qui n’est pas inclusive. »

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JAKE WRIGHT LE DEVOIR Dalie Giroux convie ainsi tous ceux et celles qui peuplent le Québec à « pour une fois, se rencontrer dans les lieux de vie plutôt que dans les lieux de pouvoir… »
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l’imaginaire colonial québécois
Dalie Giroux, Mémoire d’encrier, Montréal, 2020, 192 pages
L’oeil du maître l’imaginaire colonial québécois Dalie Giroux, Mémoire d’encrier, Montréal, 2020, 192 pages

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