Le Devoir

Assourdiss­ante réalité

Vacarme brosse le portrait sensible d’une adolescent­e qui se voit placée dans une résidence de groupe

- FRANÇOIS LÉVESQUE

Émilie ne l’a, comme on dit, « pas eu facile ». Âgée de 13 ans, elle vit seule avec sa mère Karine, jeune femme très instable capable d’affection une seconde, puis de violence l’instant d’après. « Placée » dans une résidence de groupe de la DPJ, l’adolescent­e n’a envers et contre tout qu’une pensée : retourner chez sa mère. Dans l’intervalle, elle partage une chambre avec Ariel, 16 ans, qui sous des airs rebelles dissimule ses propres blessures. Au centre, une éducatrice pleine d’empathie, mais pas du genre à se laisser embobiner, veille au grain. Vacarme, le titre du premier long métrage de Neegan Trudel, désigne au fond la cacophonie d’influences contraires qui assaille la jeune héroïne.

Une cacophonie qui, en l’occurrence, s’apaise ponctuelle­ment par l’entremise de la musique. En effet, grâce à un ex de sa mère, Émilie cultive un goût pour la guitare, source de distractio­n et peut-être, surtout, d’harmonie.

« J’ai été inspiré par ce que j’ai vu, mes parents ayant oeuvré toute leur vie dans le domaine de la pédiatrie sociale », explique Neegan Trudel dans la foulée de la présentati­on de son film à Cinemania, et juste avant la sortie de celui-ci sur Crave.

« J’ai de mon côté été bénévole puis moniteur dans les camps de jour d’été de l’organisme AED [Assistance aux enfants en difficulté], où j’ai été beaucoup en contact avec les jeunes. C’est aussi à cette époque que j’ai assisté à la naissance de Garage à musique, fondé par Hélène Sioui Trudel. C’est là que j’ai vu à quel point des enfants pouvaient retrouver confiance en eux grâce à la musique. On pouvait voir leur niveau de résilience augmenter à l’intérieur de leurs yeux. C’était de les écouter dire, au début, qu’ils n’y arriveraie­nt pas, pour les entendre deux mois après s’émerveille­r d’être en mesure de jouer deux trois tounes de guitare… Enfin, ils pouvaient dire : “Je suis bon”. Et ça, c’est l’espoir qui revenait. »

Sur le terrain

Graduellem­ent, l’idée de faire un film a germé dans l’esprit de Neegan Trudel, qui a étudié la réalisatio­n à l’INIS et travaillé dans le domaine des effets visuels. C’est d’ailleurs à une ancienne consoeur de l’INIS qu’il s’ouvrit de son projet : la productric­e Line Sander Egede, qui fut séduite par l’idée. Vint s’ajouter Jonathan Lemire, avec qui Neegan Trudel écrivit le scénario à partir de 2017 environ : à l’heure où le travail de la DPJ est sous la loupe, un film comme Vacarme gagne en pertinence.

Ensemble, les coscénaris­tes effectuère­nt des recherches poussées, visitant plusieurs résidences de groupe, ou foyers, et organismes. « Un seul quartier montréalai­s peut abriter une foule d’organismes qu’on ne connaît malheureus­ement souvent pas beaucoup. C’était aussi très important pour nous de consulter la DPJ, et ce sont eux qui nous ont invités à faire des séances d’observatio­n dans des résidences de groupe, dans le coin de Montréal-Est. »

Ces « séances d’observatio­n » en amont de l’écriture se révélèrent d’une immense utilité, d’autant que les principale­s intéressée­s se montrèrent aussi généreuses qu’enthousias­tes vis-à-vis des coscénaris­tes. « Les filles dans les foyers de groupe ont été géniales. Lors des soupers, elles nous racontaien­t plein d’anecdotes : des histoires belles, des histoires tristes… J’ai voulu avoir des deux dans le scénario. Les filles étaient très ouvertes et trouvaient notre projet ben l’fun. Elles nous expliquaie­nt ce qu’elles pouvaient faire ou pas. En arrivant au foyer, la plupart commencent par tester les limites, celles des éducatrice­s et éducateurs, et aussi celles des autres membres du groupe, afin de voir jusqu’où elles peuvent aller. Ce sont des filles brillantes, et qui sont très douées pour “lire” les gens — ça fait partie de la résilience. C’est un des aspects qu’on a intégrés. » Une autre réalité dont témoigne

Vacarme est celle des ravages de la pauvreté. Dans le cas de la mère d’Émilie, personnage, on le précise, que le film ne juge pas, ce problème n’est pas nommé mais plutôt mis en évidence au détour d’une situation ou d’une réplique. Il n’en est que plus criant.

« Oui, ce film, c’était aussi une occasion de montrer le spectre de la pauvreté. » Celle qui gangrène le milieu d’où vient Émilie, donc, mais également celle qui afflige les instances chargées de veiller sur elle. « C’est plein de monde qui se débat avec un manque énorme de ressources ; plein d’organismes communauta­ires qui y croient à fond, et qui se donnent, et plein de bénévoles… »

Générosité tous azimuts

C’est une nouvelle venue, Rosalie Pépin, qui porte le film. Présente dans chaque scène, elle compose une Émilie à la fois vulnérable et combative, et qui puise en elle des trésors de déterminat­ion. Or, il appert que cette qualité était déjà manifeste chez la jeune interprète au moment de l’audition.

« Elle est arrivée et ça se voyait tellement dans ses yeux qu’elle voulait le rôle, qu’elle voulait que ça fonctionne. On l’a choisie pour ça, pour la force de son non-verbal. Ensuite, j’ai pu mesurer combien elle est sérieuse, et comment elle possède une éthique de travail impression­nante malgré son âge. »

Pour le compte, la production tenait à trouver d’abord et avant tout son Émilie, pour ensuite déterminer quelles comédienne­s pourraient jouer sa mère Karine. C’est la talentueus­e Sophie Desmarais (Sarah préfère la

course, la série En tout cas) qui décrocha le rôle. Entre les deux actrices, la ressemblan­ce est parfois troublante.

« Sophie est une actrice fabuleuse, c’est clair, mais je tenais à ce qu’il y ait une ressemblan­ce ; ça faisait partie des critères. Elle a immédiatem­ent embarqué. Elle m’est arrivée avec plein de propositio­ns, comme les sourcils bleachés du personnage : c’est elle. Je me souviens, je lui ai dit :

“T’es certaine que ça te dérangera pas de te promener comme ça pendant trois semaines ? Si tu as d’autres auditions…” Elle m’a répondu : “Là, tout ce qui compte, c’est ton film. C’est là-dedans que je suis pour le moment.” En fait, tous les gens qui se sont impliqués dans le film ont été d’une telle générosité ! »

Ce n’est pas surprenant, de conclure le cinéaste qui, avec son film, souhaitait rendre hommage aux enfants malmenés, ainsi qu’aux adultes impliqués dans les différents organismes qui se démènent pour les aider.

Vacarme

★★★1/2 Drame social de Neegan Trudel. Avec Rosalie Pépin, Sophie Desmarais, Kelly Depeault, Rosalie Julien. Québec, 2020, 77 minutes. Dévoilé à Cinemania, Vacarme sort sur Crave le 22 novembre.

 ?? ADIL BOUKIND LE DEVOIR ?? Le réalisateu­r Neegan Trudel a été moniteur dans des camps de jour où il a été en contact avec les jeunes. Graduellem­ent, l’idée du film a germé dans son esprit.
ADIL BOUKIND LE DEVOIR Le réalisateu­r Neegan Trudel a été moniteur dans des camps de jour où il a été en contact avec les jeunes. Graduellem­ent, l’idée du film a germé dans son esprit.

Newspapers in French

Newspapers from Canada