Les dessous
En 1831, Alexis de Tocqueville se trouve à Montréal. « Bien que le français soit la langue presque universellement parlée, écrit-il, la plupart des journaux, les affiches, et jusqu’aux enseignes des marchands français sont en anglais. » La ville est placée sous le grand chapiteau de la puissance impériale de l’Angleterre, ce qui s’avère favorable à l’expansion de cette domination.
Cela restera vrai, dans les formes subséquentes que prendra cet impérialisme, au moins jusqu’en 1977, année où, comme on le sait, l’adoption de la Charte de la langue française donne au Québec le visage français qu’on lui souhaitait. Après des décennies à guerroyer pour l’obtention de miettes symboliques — par exemple quelques mots de français sur des chèques ou des timbres-poste —, il apparaît enfin possible, pour la première fois, de vivre de plain-pied une vie en français, la langue de la majorité.
Cependant, plus qu’une obligation légale, il eût fallu que le français apparaisse dès lors comme une conviction ou, mieux, comme un effet global, organique, qui se conjugue à un certain sens de la nation. Or cela ne fut jamais tout à fait le cas.
Le visage du Québec a néanmoins changé, malgré la volonté du gouvernement fédéral d’entraver cette transformation. Reste qu’afficher un visage nouveau, ce n’est pas changer de corps, surtout dans un monde poussé à l’homogénéisation.
La crainte de voir le français disparaître continue donc de constituer un motif persistant d’anxiété. On le voit encore, ces jours derniers, dans les réactions outrées qu’ont suscitées les propos déplacés d’une députée fédérale et une enquête que Le Journal de Montréal a conduite dans les commerces. Une journaliste, pour les fins de ce reportage impressionniste, s’arrête chez Victoria’s Secret, une enseigne de dessous féminins. Elle n’arrive pas à s’y faire servir en français. Elle se fait même dire, en réponse à ses questions, qu’on évite cette langue pour servir les clients.
Avez-vous remarqué la récurrence, au milieu de ces questions commerciales, du verbe « servir » ? Faut-il croire que le fait d’être « servi » dans sa langue, en l’occurrence le français, serait la preuve que nous ne sommes pas asservis ? C’est pourtant bien le raisonnement sous-jacent à de pareilles levées de boucliers.
Le consommateur, esclave de désirs qu’on lui a finement mâchés au point de le faire baver, voudrait se faire reconnaître pour un maître que l’on sert, au nom de son maigre pouvoir d’achat. De simple valet de la consommation qu’il est, le brave client s’imagine, comme on le lui a enseigné, tel un puissant monarque. Le client n’est-il pas roi, comme il est sans cesse répété ? Si le fait de se voir accueilli dans sa langue suffit à le lui faire croire, rien ne change pour autant dans la nature de l’exploitation dont il fait les frais.
En anglais, en français, en italien, en espagnol, en roumain, dans toutes les langues que vous voulez, le gros de la population sert désormais de matière première pour nourrir la mécanique du commerce, laquelle carbure à cette consommation débridée que permet l’endettement.
Pris dans ces rouages, broyés, digérés, capitalisés au nom de fins exclusivement privées, nous n’arrivons plus, collectivement, à sortir la tête de cette mécanique de l’asservissement, sinon pour constater combien le corps social auquel nous appartenons se trouve partout meurtri de la même façon, forcé, autant qu’il est possible de l’être, de consommer les mêmes choses qu’ailleurs sur la planète, au point de voir niveler toute différence.
Cela se manifeste de multiples façons. Du côté de l’habillement par exemple. Pendant l’essentiel de l’histoire de l’humanité, il fut possible de distinguer la position sociale des gens autant que leur origine nationale simplement en regardant comment ils étaient habillés. Le paysan n’avait pas l’air du mineur. Le salarié ne ressemblait pas à son patron. Un Français ne s’habillait pas comme un Italien ou un Sud-Américain. Par le raffinement de ses vêtements, conçus pour danser, causer, épater, un aristocrate du genre de Tocqueville révélait qu’il n’avait pas à travailler. Et même endimanché, souvent d’ailleurs avec les vêtements laissés de côté par ces fortunés, l’ouvrier continuait de ressembler à un ouvrier. Or qu’on se trouve désormais à New York, Paris, Londres, Montréal ou Rome, tout le monde vit en gros à l’ère d’une uniformité asséchante, ce dont témoigne aussi l’intérieur ikéaïsé de nos logements. Cette fusion des différences, savamment orchestrée au nom de la globalisation d’intérêts financiers privés, se fait le plus souvent en anglais. Ce mouvement serait-il moins effrayant en français ? Être un bon Américain, mais en français, ce serait le gage d’un meilleur avenir ?
J’ai évoqué plus haut Victoria’s Secret. Cette enseigne, comme tant d’autres, appartient à Les Wexner, une des plus puissantes fortunes américaines. Comme signe ostentatoire de sa richesse, cet homme possède son manoir en Angleterre et pose pied sur un des plus grands yachts privés. Victoria’s Secret utilise les codes les plus éculés des gérants de la planète, fondant sa réclame sur la marchandisation de stéréotypes du corps féminin. Se trouve-t-elle cachée, à l’une ou l’autre de ces enseignes du capitalisme triomphant, la bonne étoile d’une société différente ?
Nous voudrions sauvegarder les apparences d’une vie française, mais l’action silencieuse de la mondialisation n’en continue pas moins de faire son oeuvre. À consommer comme partout des produits aliénants, fabriqués en série par des géants dont l’existence procède uniquement de l’idée de leur enrichissement, comment être sérieusement habités, dans l’apesanteur de notre demi-pays, par le sentiment d’être différents, d’appartenir à une société distincte ? Il y a plus urgent et mieux à faire pour se faire entendre que de guerroyer en se prenant pour les monarques de ce royaume du commerce globalisé où nous n’avons pas la parole. À commencer par nous occuper de nos écoles.