Dans les coulisses de la pandémie
Des centaines de courriels mettent en lumière la gestion de la crise par la Santé publique
Le directeur national de santé publique du Québec, le Dr Horacio Arruda, dit communiquer surtout verbalement avec le gouvernement Legault lorsqu’il fait des recommandations. Mais il échange souvent avec ses directeurs régionaux de santé publique par écrit. Le Devoir a obtenu des centaines de courriels qui jettent un éclairage nouveau sur la pandémie de COVID-19.
Les échanges ont été obtenus en vertu de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics. Divers enjeux y sont soulevés : des dommages collatéraux de la pandémie aux manifestations antimasques, en passant par les délais dans les tests de dépistage.
Dès la fin juillet, la directrice régionale de santé publique de l’Abitibi, la Dre Lyse Landry, demande au Dr Horacio Arruda l’autorisation de mettre en place un espace temporaire de consommation supervisée dans le secteur de Val-d’Or. Elle craint les surdoses.
Les utilisateurs de drogues consomment davantage en raison de la pandémie. Un phénomène notamment relié à « une augmentation artificielle de leurs revenus en raison de différentes allocations d’urgence accordées par le gouvernement
en réponse à la COVID-19 », écrit la Dre Lyse Landry dans une lettre adressée au Dr Horacio Arruda.
L’incertitude, dit-elle, ajoute au stress. C’est sans compter que l’« approvisionnement du marché noir » a été « compromis » en raison des restrictions de déplacement interrégional. La « qualité » des substances « semble s’être fortement détériorée », souligne-t-elle.
La directrice régionale de santé publique par intérim de l’Outaouais, la Dre Brigitte Pinard, formule la même demande dans une lettre envoyée au Dr Horacio Arruda le 9 juin. La médecin dit vouloir mettre en place « deux sites de prévention des surdoses ». Un premier verra le jour rapidement à Gatineau, soit le 27 juillet.
Ce fut beaucoup plus long en AbitibiTémiscamingue. Contacté par Le Devoir, le CISSS régional dit avoir reçu le feu vert pour lancer un projet pilote de service de consommation supervisée temporaire. « Nous sommes à le mettre en place actuellement », indique-t-on.
Autocensure et caviardage
Le Devoir a demandé à toutes les directions régionales de santé publique les courriels qu’elles ont échangés avec le Dr Horacio Arruda depuis le début de la pandémie de COVID-19, soit en mars dernier. Six d’entre elles (Abitibi-Témiscamingue, Bas-Saint-Laurent, Côte-Nord, Outaouais, Chaudière-Appalaches et Gaspésie) ont fourni jusqu’à présent des documents au Devoir.
Dès le printemps, le directeur régional de santé publique du Bas-Saint-Laurent, le Dr Sylvain Leduc, semble bien conscient que le contenu de ses courriels peut être révélé au grand public.
« À titre de région peu touchée à ce jour par le virus, la discussion sur le déconfinement est très engagée dans notre société civile, écrit-il le 18 avril. J’ai été questionné à maintes reprises et ai gardé pour moi mes réflexions. Je crois comprendre que nos courriels pourraient éventuellement être accessibles en vertu de la loi sur l’accès à l’information. Plusieurs des éléments que j’aborderai le seront sans entrer dans trop de détails, qu’il me ferait plaisir de vous partager verbalement Horacio et Richard [le Dr Richard Massé, conseiller médical stratégique]. »
Le Dr Sylvain Leduc soulève plusieurs questions dans ce courriel. « Je travaille, ici, pour diverses raisons, sur notre planification de chambres à pression [négative] pour affronter cette crise. Nous partirons de très loin. Des progrès ont été réalisés mais… Est-ce suffisant ? […] Pouvons-nous augmenter le nombre de chambres individuelles dans nos installations ? » Il signale aux Drs Horacio Arruda et Richard Massé qu’il souhaite discuter « verbalement » de ces enjeux.
Le médecin est plus volubile sur d’autres sujets. Dans un courriel notamment envoyé au Dr Horacio Arruda, il se dit « très mal à l’aise » de devoir transmettre chaque matin aux élus une « information » (il s’agit visiblement du nombre de nouveaux cas quotidiens dans sa région).
« Quand une information est transmise aux élus avant l’embargo, rien ne les empêche de les relayer ensuite à des journalistes, ou à autres personnes, écrit le Dr Sylvain Leduc. Même si c’est écrit de ne pas le faire avant midi. […] Les élus peuvent, il me semble, en prendre connaissance en même temps que tout le Québec [c’est-à-dire à 11 h sur le site du gouvernement]. Et surtout, aucune action significative (et utile !) ne peut être prise par eux avec cette information privilégiée. »
Bien des documents de la Direction régionale de santé publique de l’Outaouais ont fait l’objet de caviardage. Dans une présentation intitulée « Réponse de la direction de santé publique du CISSS de l’Outaouais à la pandémie de COVID-19 » datant de juillet 2020, les « bons coups » apparaissent, mais les « leçons apprises » sont caviardées.
Les courriels témoignent toutefois des problèmes de dépistage dans la région. Le 30 juin, le Dr Horacio Arruda fait suivre un courriel d’un citoyen mécontent et demande à la Dre Brigitte Pinard de « corriger le tir ».
L’homme raconte s’être présenté dans un centre de dépistage et n’avoir pu être testé parce qu’il n’avait pas de rendez-vous. « J’étais seul [dans la clinique] et ai demandé, avec résignation, qu’on me donne un rendez-vous sur-le-champ. Impossible ! Quelle bureaucratie, seule option, il faut que j’appelle un numéro 1 800. »
« Ça va rebondir »
Les problèmes d’autres citoyens trouvent écho au sein du cabinet du premier ministre. Le 24 septembre, une femme de l’Outaouais écrit à François Legault que son enfant et elle attendent depuis neuf jours le résultat de leur test de dépistage de la COVID-19. Sa fille, isolée, a bien hâte de retourner en classe.
Le directeur du cabinet du premier ministre, Martin Koskinen, fait suivre le courriel au Dr Horacio Arruda, au ministre de la Santé et des Services sociaux Christian Dubé ainsi qu’à la sous-ministre Dominique Savoie. Le directeur national de santé publique relaie l’information au Dr Richard Massé et à la Dre Brigitte Pinard en ajoutant « ça va rebondir ».
À l’époque, le CISSS de l’Outaouais éprouve des problèmes pour traiter les
Bien des documents de la Direction régionale de santé publique de l’Outaouais obtenus par Le Devoir ont fait l’objet de caviardage
analyses. Il se dit en attente d’un « nouvel appareil de laboratoire qui sera sous peu en fonction », rapporte Le Devoir le 30 septembre.
Grâce aux courriels obtenus, on apprend qu’au début octobre le CISSS de l’Outaouais « dispose d’un nouvel appareil d’analyse depuis le début de septembre mais [que] les réactifs ne sont pas encore homologués par Santé Canada ».
Le Dr Horacio Arruda est également interpellé lorsque des manifestations antimasques se déroulent dans la province, comme ce fut le cas à Baie-Comeau le 11 octobre. Le directeur régional de la Côte-Nord par intérim, le Dr Donald Aubin, lui envoie plusieurs courriels à ce sujet. « En cas de débordement et si la SQ [Sûreté du Québec] veut faire cesser la manifestation, voudrais-tu que je communique avec toi avant de procéder ? lui demande-t-il. Car cela sera une nouvelle nationale. »
Tout au long de l’événement, le Dr Horacio Arruda est tenu informé de la situation. La manifestation se conclut dans le calme.