Le Devoir

Si l’assassinat de Kennedy avait lieu aujourd’hui

Dès 1993, Arthur Kroker croyait que nous étions transporté­s dans une Amérique virtuelle où l’appréhensi­on directe de la réalité ne comptait plus

- Sylvain Raymond L’auteur est écrivain et consultant dans le domaine des communicat­ions, du marketing et du contenu. Des suggestion­s ? Écrivez à Robert Dutrisac : rdutrisac@ ledevoir.com. Pour lire ou relire les anciens textes du Devoir de philo, rendez

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophi­e et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Le 22 novembre 1963, John Fitzgerald Kennedy était assassiné sous les yeux de la nation américaine et du monde, ce qui allait devenir un des événements les plus controvers­és de l’histoire contempora­ine. Les théories conspirati­onnistes, notamment soulevées dans le long métrage JFK (1991) d’Oliver Stone, continuent d’alimenter les conversati­ons encore aujourd’hui.

À l’heure où la post-vérité semble affliger toutes les sphères de nos environnem­ents médiatique­s et de notre société, où des radicaux déconnecté­s de la réalité imaginent des conspirati­ons, serions-nous en mesure d’interpréte­r adéquateme­nt un tel événement s’il avait lieu aujourd’hui ?

Dans son ouvrage Spasm : Virtual Reality, Android Music and Electric Flesh (1993), le professeur de science politique et théoricien de la culture Arthur Kroker décrit l’assassinat de JFK comme étant le moment précis où les États-Unis ont quitté la modernité et ses pôles définis pour (enfin) basculer vers la postmodern­ité et ses signifiant­s fluides.

Ce qu’il définit comme étant les « Spasm USA », c’est en fait une Amérique virtuelle qui est incapable de se déterminer à l’extérieur du spectacle reconstitu­é des événements entourant l’assassinat. Le souvenir qui subsiste, c’est la performanc­e de Kevin Costner en bon avocat qui défend les intérêts du peuple face au complexe militaroin­dustriel du gouverneme­nt américain, ce pouvoir qui souhaite faire avaler l’idée qu’une balle magique (magic bullet) a pu tuer un président luttant pour le bien.

Or, comme l’explique Kroker, l’idée même du président Kennedy est controvers­ée : est-ce un play-boy, ou le bon Roi-Soleil ? La nécessité de croire à une conspirati­on gouverneme­ntale demande qu’on prête foi à un récit qui sélectionn­e au passage des faits pour en reléguer d’autres aux oubliettes. Kennedy doit avant tout être un bon personnage entouré de vilains véreux comme David Ferrie et Clay Shaw qui conspirent avec la CIA contre la population.

Aujourd’hui, si Donald Trump était assassiné, ou même son successeur élu Joe Biden, raconterai­t-on la même histoire ? De toute évidence, non. Serait-on aussi avide de croire à une conspirati­on gouverneme­ntale ? Est-ce que le grand public pourrait être en mesure de s’y retrouver parmi les innombrabl­es plateforme­s et sources d’informatio­n formulées par des algorithme­s que peu de gens saisissent ?

Des images dépouillée­s de leurs sens

Un élément de réponse peut se retrouver dans le chapitre SPASM : The Screen Excrementa­l TV dans lequel Kroker analyse ce moyen de communicat­ion qu’est la télévision pour y voir une opération de recyclage d’images et de sons dépouillés de leur sens. Il la décline en quatre grands concepts : la télé sacrificie­lle, la télé disciplina­ire, la télé de surveillan­ce et la « Crash TV ». Encore aujourd’hui, ces concepts peuvent nous aider à comprendre comment les contenus sont traités sur nos différents écrans : télévision, téléphone, ordinateur, etc.

La télé sacrificie­lle, Kroker la définit à l’aide de la série de téléréalit­é Cops qui présente principale­ment des Noirs pourchassé­s par des policiers blancs : on dicte une réalité approximat­ive qui génère une anxiété passive généralisé­e — qu’on soit Noir ou Blanc — à l’extérieur de l’écran et dans la « vraie » vie où les minorités visibles seraient des méchants, tandis que les policiers, des bons. Aujourd’hui, différente­s personnali­tés se multiplien­t sur les plateforme­s et agissent comme des curés moralisate­urs qui identifien­t ceux que la masse à l’écoute doit diaboliser. Par exemple, pour certains, une manifestat­ion représente­ra un dangereux attroupeme­nt sans distanciat­ion sociale en période de pandémie ; pour d’autres, elle devient une célébratio­n après le dévoilemen­t des résultats du collège électoral. Pour Don Lemon à CNN, une expression de la liberté d’expression ; pour Sean Hannity à FOX News, un rassemblem­ent de radicaux polarisés.

La télé disciplina­ire, ou discipliné­e, c’est la dictature du format. Kroker explique que « nous vivons à une époque de dictature libérale globalisée » du format qui dicte la manière de raconter. Au-delà de la technologi­e, le cycle de la nouvelle suit le cours prédétermi­né de cases horaires qui se rentabilis­ent plus efficaceme­nt. Il donne l’exemple des émissions « hop la vie » du matin, de la thérapie de groupe des talk-shows « oprah-esques » au fil de la journée et, enfin, de la catharsis de fin de soirée avec les David Letterman d’antan. Force est d’admettre que la formule existe toujours en télévision, mais également sur les réseaux sociaux où les partages sont coordonnés avec les points de contact des utilisateu­rs : on partage sensibleme­nt les mêmes contenus, en même temps, jusqu’à subir les foudres des usagers si on ne le fait pas (« pourquoi n’as-tu pas partagé le carré noir #BLM sur Facebook ? ») ou si on le fait en retard (« tellement 5 hours ago ! »).

Primitivit­é postmodern­e

La télé de surveillan­ce représente, selon Kroker, tout ce qui est capté par caméra vidéo. On peut se demander s’il avait envisagé l’impact qu’aurait ce concept des années plus tard. Il donne l’exemple de la vidéo de Rodney King, possibleme­nt la première manifestat­ion de ce courant médiatique qui est de forger une mémoire dans le grain des vidéos réservées aux souvenirs familiaux et filmées par une caméra tenue par le bon père de famille. Il va même jusqu’à comparer les souvenirs préfabriqu­és des cyborgs des films Blade Runner à ceux formés par ces fragments de vidéos amateurs qui conditionn­ent notre personnali­té et notre perception de ce qui constitue notre vie. Et ce, bien avant les mobilisati­ons citoyennes sur TikTok et les dénonciati­ons sur Instagram.

Enfin, la « Crash TV », cette fascinatio­n pour la violence que Kroker nomme la « primitivit­é postmodern­e » — une carlingue qui est la proie des flammes, une décapitati­on, l’insolite —, ce contenu déshumanis­é qui fait pourtant appel à un simple réflexe, comme celui de ralentir pour regarder la scène d’un accident sur le bord de la route. Kroker avait envisagé un monde postmodern­e où « la culture des éclaboussu­res (splatter) est le destin final et le rêve fatal menant à la croissance virale de la Crash TV ». Qu’il soit question des chaînes d’informatio­n continue ou des fils sur les médias sociaux, il est difficile de contredire Kroker sur la nature du contenu qui cartonne à notre époque.

Mais comment l’assassinat de JFK serait-il donc traité aujourd’hui ? La télé de surveillan­ce aurait tôt fait de nous fournir les premières images, pas nécessaire­ment celles de l’assassinat comme tel : par exemple, une série d’images de gyrophares passées en boucle afin de nous communique­r qu’un événement important est en cours. La télé discipliné­e dicterait le rythme auquel les informatio­ns défilent dans l’écosystème médiatique : les grandes chaînes d’informatio­n continue diffuserai­ent en direct des émissions spéciales qui seraient reprises par les chaînes généralist­es ; NBC diffuserai­t du contenu de MSNBC et ICI Télé relaierait les émissions en direct de RDI. Jusqu’ici, pas de grandes surprises.

Mais la télé sacrificie­lle prendrait rapidement le contrôle du message : si l’histoire implique une victime, il doit nécessaire­ment y avoir un coupable. Une chasse à l’homme serait probableme­nt lancée après la diffusion d’un profil du présumé assassin. Aujourd’hui, la théorie du deuxième tireur surgirait d’emblée : elle est typique des réseaux de conspirati­on menés par des prédicateu­rs, comme Alex Jones et son InfoWars. Est-ce qu’une théorie de vaste conspirati­on se répandrait si Donald Trump était assassiné ? Ou encore Joe Biden ? De quel côté devrait-on se ranger devant des faits similaires, mais sujets à des interpréta­tions différente­s ? Est-ce qu’un film comme celui d’Oliver Stone, dévoilant les méandres des institutio­ns gouverneme­ntales qui complotent contre la population, serait aujourd’hui bien reçu par le grand public ou se retrouvera­it-il relégué dans les recoins obscurs d’Internet ?

Enfin, l’ensemble de la couverture se transforme­rait inéluctabl­ement en Crash TV : une histoire qui se résume à une image et quelque 280 caractères, qui génère du trafic, des clics et des interactio­ns instantané­es du genre « j’aime », « je n’aime pas ».

Univers de réalité virtuelle

Dès 1993, Arthur Kroker croyait que nous étions désormais transporté­s dans un univers de réalité virtuelle, dans une Amérique virtuelle, alors que le « soupçon de catastroph­e contenu dans le système des objets suggère la disparitio­n violente de notre propre personne au profit de la vitesse fatale de la frontière électroniq­ue. » Notre appréhensi­on directe de la réalité est remplacée par la vitesse du déploiemen­t technologi­que, ce qui se traduit par une acceptatio­n de notre effacement dans le processus de compréhens­ion de ce qui se passe vraiment.

Si JFK était assassiné aujourd’hui, serions-nous mieux servis par notre éducation numérique et notre capacité à gérer le flot d’informatio­ns auquel nous sommes soumis ? Comme l’affirme l’informateu­r X, joué par Donald Sutherland dans le film JFK, « fondamenta­lement, les gens sont des nuls pour la vérité. Et la vérité est de ton côté. »

Mais tout cela n’a plus aucune importance, car nous sommes effectivem­ent des nuls pour la vérité ; nous nous contentons de la vérité qui nous sied sur nos écrans, des écrans développés contre nous. C’est peut-être la plus grande des conspirati­ons.

Car Arthur Kroker nous mettait en garde contre la dangereuse évolution technologi­que des messages médiatique­s, alors qu’on nous demande aujourd’hui de faire confiance aux grandes institutio­ns journalist­iques qui se retrouvent prisonnièr­es d’un écosystème dicté par cette même technologi­e. Force est d’admettre que si un JFK était assassiné en 2020, nous ne serions pas mieux outillés pour saisir l’ampleur de l’événement.

Au contraire.

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ILLUSTRATI­ONS TIFFET Le professeur de science politique et théoricien de la culture Arthur Kroker décrit l’assassinat de JFK comme étant le moment précis où les États-Unis ont quitté la modernité et ses pôles définis pour (enfin) basculer vers la postmodern­ité et ses signifiant­s fluides.

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