Si l’assassinat de Kennedy avait lieu aujourd’hui
Dès 1993, Arthur Kroker croyait que nous étions transportés dans une Amérique virtuelle où l’appréhension directe de la réalité ne comptait plus
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Le 22 novembre 1963, John Fitzgerald Kennedy était assassiné sous les yeux de la nation américaine et du monde, ce qui allait devenir un des événements les plus controversés de l’histoire contemporaine. Les théories conspirationnistes, notamment soulevées dans le long métrage JFK (1991) d’Oliver Stone, continuent d’alimenter les conversations encore aujourd’hui.
À l’heure où la post-vérité semble affliger toutes les sphères de nos environnements médiatiques et de notre société, où des radicaux déconnectés de la réalité imaginent des conspirations, serions-nous en mesure d’interpréter adéquatement un tel événement s’il avait lieu aujourd’hui ?
Dans son ouvrage Spasm : Virtual Reality, Android Music and Electric Flesh (1993), le professeur de science politique et théoricien de la culture Arthur Kroker décrit l’assassinat de JFK comme étant le moment précis où les États-Unis ont quitté la modernité et ses pôles définis pour (enfin) basculer vers la postmodernité et ses signifiants fluides.
Ce qu’il définit comme étant les « Spasm USA », c’est en fait une Amérique virtuelle qui est incapable de se déterminer à l’extérieur du spectacle reconstitué des événements entourant l’assassinat. Le souvenir qui subsiste, c’est la performance de Kevin Costner en bon avocat qui défend les intérêts du peuple face au complexe militaroindustriel du gouvernement américain, ce pouvoir qui souhaite faire avaler l’idée qu’une balle magique (magic bullet) a pu tuer un président luttant pour le bien.
Or, comme l’explique Kroker, l’idée même du président Kennedy est controversée : est-ce un play-boy, ou le bon Roi-Soleil ? La nécessité de croire à une conspiration gouvernementale demande qu’on prête foi à un récit qui sélectionne au passage des faits pour en reléguer d’autres aux oubliettes. Kennedy doit avant tout être un bon personnage entouré de vilains véreux comme David Ferrie et Clay Shaw qui conspirent avec la CIA contre la population.
Aujourd’hui, si Donald Trump était assassiné, ou même son successeur élu Joe Biden, raconterait-on la même histoire ? De toute évidence, non. Serait-on aussi avide de croire à une conspiration gouvernementale ? Est-ce que le grand public pourrait être en mesure de s’y retrouver parmi les innombrables plateformes et sources d’information formulées par des algorithmes que peu de gens saisissent ?
Des images dépouillées de leurs sens
Un élément de réponse peut se retrouver dans le chapitre SPASM : The Screen Excremental TV dans lequel Kroker analyse ce moyen de communication qu’est la télévision pour y voir une opération de recyclage d’images et de sons dépouillés de leur sens. Il la décline en quatre grands concepts : la télé sacrificielle, la télé disciplinaire, la télé de surveillance et la « Crash TV ». Encore aujourd’hui, ces concepts peuvent nous aider à comprendre comment les contenus sont traités sur nos différents écrans : télévision, téléphone, ordinateur, etc.
La télé sacrificielle, Kroker la définit à l’aide de la série de téléréalité Cops qui présente principalement des Noirs pourchassés par des policiers blancs : on dicte une réalité approximative qui génère une anxiété passive généralisée — qu’on soit Noir ou Blanc — à l’extérieur de l’écran et dans la « vraie » vie où les minorités visibles seraient des méchants, tandis que les policiers, des bons. Aujourd’hui, différentes personnalités se multiplient sur les plateformes et agissent comme des curés moralisateurs qui identifient ceux que la masse à l’écoute doit diaboliser. Par exemple, pour certains, une manifestation représentera un dangereux attroupement sans distanciation sociale en période de pandémie ; pour d’autres, elle devient une célébration après le dévoilement des résultats du collège électoral. Pour Don Lemon à CNN, une expression de la liberté d’expression ; pour Sean Hannity à FOX News, un rassemblement de radicaux polarisés.
La télé disciplinaire, ou disciplinée, c’est la dictature du format. Kroker explique que « nous vivons à une époque de dictature libérale globalisée » du format qui dicte la manière de raconter. Au-delà de la technologie, le cycle de la nouvelle suit le cours prédéterminé de cases horaires qui se rentabilisent plus efficacement. Il donne l’exemple des émissions « hop la vie » du matin, de la thérapie de groupe des talk-shows « oprah-esques » au fil de la journée et, enfin, de la catharsis de fin de soirée avec les David Letterman d’antan. Force est d’admettre que la formule existe toujours en télévision, mais également sur les réseaux sociaux où les partages sont coordonnés avec les points de contact des utilisateurs : on partage sensiblement les mêmes contenus, en même temps, jusqu’à subir les foudres des usagers si on ne le fait pas (« pourquoi n’as-tu pas partagé le carré noir #BLM sur Facebook ? ») ou si on le fait en retard (« tellement 5 hours ago ! »).
Primitivité postmoderne
La télé de surveillance représente, selon Kroker, tout ce qui est capté par caméra vidéo. On peut se demander s’il avait envisagé l’impact qu’aurait ce concept des années plus tard. Il donne l’exemple de la vidéo de Rodney King, possiblement la première manifestation de ce courant médiatique qui est de forger une mémoire dans le grain des vidéos réservées aux souvenirs familiaux et filmées par une caméra tenue par le bon père de famille. Il va même jusqu’à comparer les souvenirs préfabriqués des cyborgs des films Blade Runner à ceux formés par ces fragments de vidéos amateurs qui conditionnent notre personnalité et notre perception de ce qui constitue notre vie. Et ce, bien avant les mobilisations citoyennes sur TikTok et les dénonciations sur Instagram.
Enfin, la « Crash TV », cette fascination pour la violence que Kroker nomme la « primitivité postmoderne » — une carlingue qui est la proie des flammes, une décapitation, l’insolite —, ce contenu déshumanisé qui fait pourtant appel à un simple réflexe, comme celui de ralentir pour regarder la scène d’un accident sur le bord de la route. Kroker avait envisagé un monde postmoderne où « la culture des éclaboussures (splatter) est le destin final et le rêve fatal menant à la croissance virale de la Crash TV ». Qu’il soit question des chaînes d’information continue ou des fils sur les médias sociaux, il est difficile de contredire Kroker sur la nature du contenu qui cartonne à notre époque.
Mais comment l’assassinat de JFK serait-il donc traité aujourd’hui ? La télé de surveillance aurait tôt fait de nous fournir les premières images, pas nécessairement celles de l’assassinat comme tel : par exemple, une série d’images de gyrophares passées en boucle afin de nous communiquer qu’un événement important est en cours. La télé disciplinée dicterait le rythme auquel les informations défilent dans l’écosystème médiatique : les grandes chaînes d’information continue diffuseraient en direct des émissions spéciales qui seraient reprises par les chaînes généralistes ; NBC diffuserait du contenu de MSNBC et ICI Télé relaierait les émissions en direct de RDI. Jusqu’ici, pas de grandes surprises.
Mais la télé sacrificielle prendrait rapidement le contrôle du message : si l’histoire implique une victime, il doit nécessairement y avoir un coupable. Une chasse à l’homme serait probablement lancée après la diffusion d’un profil du présumé assassin. Aujourd’hui, la théorie du deuxième tireur surgirait d’emblée : elle est typique des réseaux de conspiration menés par des prédicateurs, comme Alex Jones et son InfoWars. Est-ce qu’une théorie de vaste conspiration se répandrait si Donald Trump était assassiné ? Ou encore Joe Biden ? De quel côté devrait-on se ranger devant des faits similaires, mais sujets à des interprétations différentes ? Est-ce qu’un film comme celui d’Oliver Stone, dévoilant les méandres des institutions gouvernementales qui complotent contre la population, serait aujourd’hui bien reçu par le grand public ou se retrouverait-il relégué dans les recoins obscurs d’Internet ?
Enfin, l’ensemble de la couverture se transformerait inéluctablement en Crash TV : une histoire qui se résume à une image et quelque 280 caractères, qui génère du trafic, des clics et des interactions instantanées du genre « j’aime », « je n’aime pas ».
Univers de réalité virtuelle
Dès 1993, Arthur Kroker croyait que nous étions désormais transportés dans un univers de réalité virtuelle, dans une Amérique virtuelle, alors que le « soupçon de catastrophe contenu dans le système des objets suggère la disparition violente de notre propre personne au profit de la vitesse fatale de la frontière électronique. » Notre appréhension directe de la réalité est remplacée par la vitesse du déploiement technologique, ce qui se traduit par une acceptation de notre effacement dans le processus de compréhension de ce qui se passe vraiment.
Si JFK était assassiné aujourd’hui, serions-nous mieux servis par notre éducation numérique et notre capacité à gérer le flot d’informations auquel nous sommes soumis ? Comme l’affirme l’informateur X, joué par Donald Sutherland dans le film JFK, « fondamentalement, les gens sont des nuls pour la vérité. Et la vérité est de ton côté. »
Mais tout cela n’a plus aucune importance, car nous sommes effectivement des nuls pour la vérité ; nous nous contentons de la vérité qui nous sied sur nos écrans, des écrans développés contre nous. C’est peut-être la plus grande des conspirations.
Car Arthur Kroker nous mettait en garde contre la dangereuse évolution technologique des messages médiatiques, alors qu’on nous demande aujourd’hui de faire confiance aux grandes institutions journalistiques qui se retrouvent prisonnières d’un écosystème dicté par cette même technologie. Force est d’admettre que si un JFK était assassiné en 2020, nous ne serions pas mieux outillés pour saisir l’ampleur de l’événement.
Au contraire.