Les États-Unis ont faim
Pour fêter l’Action de grâce, des millions d’Américains qui ont perdu leur emploi ont dû se tourner vers des banques alimentaires
Les réseaux télévisés montrent en boucle depuis des jours des queues de dizaines de voitures et des files d’attente de centaines de personnes. À Chicago, à New York, à Atlanta, l’image est la même. Non, ces Américains ne se sont pas agglutinés pour prendre la route afin d’aller fêter l’Action de grâce avec leur famille. Ils font plutôt partie des millions de personnes qui n’ont plus assez d’argent pour manger à leur faim.
« Les États-Unis sont un pays très riche. Mais nous avons aussi un très grand écart de revenus », indique Kim Cox, présidente du Centre du père McKenna, qui vient en aide aux sans-abri et aux familles à faible revenu du centre-ville de Washington.
Dans la capitale comme ailleurs aux États-Unis, la pandémie fait des ravages. Les pertes d’emploi ne cessent de se multiplier et l’aide fédérale n’a pas été au rendez-vous. Résultat : les banques alimentaires sont débordées.
Shopira Ahmed fait régulièrement ses emplettes au Centre du père McKenna. Cette femme d’origine afghane, arrivée aux États-Unis il y a 36 ans, faisait le ménage dans un magasin de cosmétiques avant de perdre son emploi au début de la pandémie, au mois de mars. Son mari, qui travaillait dans un hôtel, a lui aussi été licencié. Les chèques d’assurance-emploi ne suffisent pas à payer les factures. « Il y a le loyer, le téléphone, Internet. Le loyer à D.C. est extrêmement élevé. Je viens ici toutes les deux ou trois semaines. Ça m’aide énormément », confie timidement cette dame âgée de petite taille, gênée de raconter ses difficultés.
Tour à tour, ils ressortent du Centre du père McKenna avec un panier rempli de provisions. Dans certains cas, celui-ci déborde et il faut retenir quelques paquets afin d’éviter qu’ils ne tombent sur le trottoir, en route vers l’arrêt d’autobus pour rentrer à la maison remplir les armoires qui sont vides.
Le Centre offre une épicerie gratuite aux résidents à faible revenu du quartier toutes les deux semaines. Le service est ouvert une heure par jour. Mercredi, ils ont défilé sans arrêt pour en profiter, et ce, jusqu’à la toute dernière minute pour ne pas rater leur chance.
« Je les adore. Je viens deux fois par mois. Mon épicerie ne me suffit pas du tout, alors je viens ici pour avoir plus de nourriture pour survivre », explique Princess, qui a quatre enfants et qui ne peut pas travailler en raison d’une invalidité.
Pas moins de 26 millions d’Américains souffrent d’insécurité alimentaire, selon le bureau du recensement des États-Unis. C’est un Américain sur huit qui n’a parfois, ou souvent, pas suffisamment à manger — 12 % des adultes, 16 % des ménages avec enfants. Et c’est un tiers de plus qu’avant la pandémie, où ils étaient 19,5 millions.
Sur le trottoir devant le Centre du père McKenna, duquel on aperçoit le Capitole situé à moins de deux kilomètres, un couple de bénévoles offre aussi des boîtes à lunch à emporter. Ces repas, qui étaient auparavant réservés aux hommes sans-abri, sont désormais offerts à quiconque se présente pour les réclamer. En 45 minutes, mercredi, la moitié des 60 sandwichs à la dinde s’étaient déjà envolés.
Rich a lui aussi perdu son emploi en raison de la pandémie. Son épouse, Eileen, ne travaille pas non plus. « On s’est dit que c’était une bonne façon d’utiliser notre nouveau temps libre et une belle façon d’aider. Alors, nous venons ici une fois par semaine », explique Rich.
Les licenciés ont besoin d’aide
Kim Cox rapporte que sa communauté a de plus en plus besoin d’aide. « Nous avons vu une hausse des besoins alimentaires avec la pandémie. Mais nous constatons aussi une réduction de la demande, car les gens ont peur de venir à la banque alimentaire en raison du coronavirus. » En plus de la quinzaine de personnes qui visitent sa banque alimentaire tous les jours, le Centre du père McKenna a distribué 2800 épiceries depuis le mois d’avril par l’intermédiaire d’une association locale. Il a en outre offert 180 paniers rassemblant de quoi préparer un repas de dinde pour l’Action de grâce, lundi et mardi.
À l’un des YWCA du centre-ville de Washington, Monica Gray a rapidement compris au mois de mars que sa communauté aurait besoin d’aide. Plusieurs rapportaient avoir perdu leur emploi. D’autres se sont rués à la banque alimentaire du YWCA. « Nous avons immédiatement constaté que les gens qui avaient le plus besoin d’aide n’en recevaient pas. Et que c’était leur capacité de s’acheter de la nourriture qui était la plus touchée », rapporte Mme Gray, qui dirige le YWCA de la région de la capitale.
Alors qu’une poignée de familles se servaient de la banque alimentaire chaque semaine avant la pandémie, elles sont maintenant entre 50 et 75 à le faire toutes les semaines.
Les restaurants et les bars ont réduit leurs activités. Des commerces ont carrément fermé. Et depuis un mois, Mme Gray rapporte que la demande augmente de nouveau puisque la pandémie reprend de plus belle et que les licenciements recommencent eux aussi.
La crise est si répandue que la viceprésidente désignée, Kamala Harris, a elle-même passé la veille de l’Action de grâce, mercredi, dans une cuisine communautaire de Washington. Jeudi, elle a promis sur Twitter que le gouvernement Biden-Harris allait combattre l’insécurité alimentaire. « Personne ne devrait souffrir de la faim en Amérique. »
D’autant que les banques alimentaires redoutent de ne plus pouvoir répondre à cette demande croissante. Le nombre de personnes dans le besoin continue d’augmenter, mais les dons se font plus rares. « Les temps sont durs », admet Monica Gray, qui craint que le YWCA ne doive réduire son offre d’aide alimentaire d’ici la fin de l’année.
Le Congrès ne fait rien
Alors qu’au Canada les gouvernements sont intervenus rapidement pour soutenir les travailleurs qui ont perdu leur gagne-pain à cause de la pandémie et les entreprises en difficulté, aux ÉtatsUnis le fédéral a fait de même, mais de façon temporaire.
Un surplus de 600 $ par semaine a été ajouté à l’assurance-emploi en avril. Mais la mesure a pris fin en juillet. Ce qui fait que les chèques hebdomadaires de plus de 25 millions d’Américains ont chuté en moyenne de 65 %, pour se chiffrer à environ 312 $ par semaine (les prestations varient selon les États).
L’admissibilité au programme a également été élargie pour les travailleurs autonomes et les prestations ont été prolongées d’un maximum de 13 semaines. Mais ces deux mesures, qui venaient en aide à 12 millions de personnes, prendront fin avec la fin de l’année 2020. Le Congrès n’a pour l’instant pas l’intention de légiférer leur prolongation.
Philip Rocco, professeur associé à l’Université Marquette du Wisconsin, a comparé les programmes d’aide canadien et américain. Son constat : l’aide canadienne est plus facilement accessible, tandis que les programmes américains sont conçus pour en restreindre l’admissibilité. Et le Canada a régulièrement prolongé ses aides tandis que les élus américains ne se sont pas adaptés à l’évolution de la pandémie.
« Le Canada n’est pas le meilleur élève au monde en ce qui a trait au contrôle du virus ou pour ce qui est de ses politiques économiques. Mais malgré ses contraintes fiscales et politiques, le Canada réussit beaucoup mieux que son voisin du sud. La capacité des élus à parvenir à s’entendre en temps de crise est nettement différente », observe M. Rocco.
Le système politique américain est archipolarisé, ce qui fait que les deux camps sont repartis de Washington pour fêter l’Action de grâce cette semaine sans s’entendre sur la prochaine version du plan d’aide pour la pandémie. L’échiquier politique s’est également déplacé vers la droite. Les républicains préfèrent donc éviter de démontrer que le filet social devrait être élargi de façon permanente et les démocrates penchent aussi davantage du côté de l’austérité, explique M. Rocco.
Le politologue doute que le Congrès adopte un nouveau plan d’aide avant la fin de l’année. « Il a fallu l’effondrement des marchés en mars pour que le Congrès intervienne. […] Je ne m’attends pas à ce qu’il fasse quoi que ce soit, à moins qu’on voie de nouveaux signaux d’alarme économiques, prédit M. Rocco. Malheureusement, le fait que des centaines de milliers de personnes aient perdu la vie n’est pas suffisant. »
Monica Gray, du YWCA de Washington, n’accepte pas que le Congrès laisse tant d’Américains dans le besoin. « Ceux qui représentent ce pays doivent redoubler d’efforts et laisser de côté la partisanerie, parce que les gens souffrent. Et il est franchement révoltant que, dans le pays le plus riche du monde, on voie des gens faire la file pendant des heures pour trouver à manger. »
Nous avons vu une hausse des besoins alimentaires avec la pandémie
KIM COX
Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat–
Le Devoir.