Salvail et Rozon, des procès qui se recoupent
Les points de convergence des deux dossiers sont aussi ceux de nombreuses causes d’agression sexuelle
Des versions contradictoires autour d’événements lointains ; des plaignants qui seraient trop motivés par le mouvement #MeToo ou qui n’auraient pas réagi de la bonne manière durant leur agression : les plaidoiries entendues à la fin des procès d’Éric Salvail et de Gilbert Rozon ont mis en lumière les questions semblables que soulèvent leurs causes — et qui sont fréquentes dans les cas d’agression sexuelle. Regard croisé sur ces deux dossiers dont les verdicts sont imminents.
Appelons cela des trajectoires parallèles : leur carrière respective a été stoppée en plein vol à la mioctobre 2017, à quelques heures l’une de l’autre. Et c’est à quelques jours d’écart que l’ancien animateur Éric Salvail et le producteur déchu Gilbert Rozon connaîtront leur sort à la mi-décembre.
Ces deux dossiers se seront donc suivis de bout en bout, entre les premières révélations médiatiques sur des inconduites sexuelles et la sanction des tribunaux. Mais au-delà de la concordance des dates, plusieurs autres éléments rassemblent les dossiers d’Éric Salvail et de Gilbert Rozon.
Il y avait ainsi de l’écho entre les quatre plaidoiries livrées au palais de justice de Montréal en novembre : l’ex-juge Suzanne Coupal et l’avocate Sophie Gagnon, directrice générale de Juripop, décodent.
Des versions contradictoires
La juge Mélanie Hébert (pour Rozon)
et le juge Alexandre Dalmau (Salvail) sont tous les deux devant des dossiers où les versions divergent totalement.
Gilbert Rozon, qui est accusé de viol et d’attentat à la pudeur pour des événements remontant à 1980 (les accusations déposées sont celles en vigueur à cette époque), a notamment livré une version des faits où c’est lui qui aurait été victime — consentante — d’une relation sexuelle inattendue. Éric Salvail plaide de son côté que les événements qu’on lui reproche ne sont pas survenus. Il est accusé de harcèlement, d’agression sexuelle et de séquestration.
« Ce n’est pas inhabituel dans des dossiers d’agression sexuelle d’avoir des versions contradictoires, rappelle Sophie Gagnon. C’est une réalité avec laquelle la Couronne est habituée de composer. » Suzanne Coupal ajoute que « lorsque l’accusé témoigne [ce qui a été le cas pour les deux procès], généralement, ça revient à des versions contradictoires ».
Partant de là, les juges vont beaucoup se référer à un arrêt de la Cour suprême datant de 1991 et familièrement nommé « RWD ». Abondamment cité dans les plaidoiries de Rozon et Salvail, cet arrêt établit la marche à suivre dans ce type de situation.
« C’est un test en trois étapes, dit Suzanne Coupal. Si le juge croit l’accusé, il l’acquitte. S’il ne le croit pas, mais que son témoignage et l’ensemble de la preuve laissent un doute raisonnable, il l’acquitte. Finalement, s’il ne croit pas l’accusé et que la poursuite a réussi hors de tout doute raisonnable à faire la preuve de sa culpabilité, il le condamne. C’est un arrêt de principe qui fait en sorte qu’on n’essaie pas simplement de trancher entre deux versions. »
Le poids des détails
Y avait-il un ou deux urinoirs dans les toilettes où Éric Salvail aurait agressé Donald Duguay en 1993 ? Combien de boutons de chemise aurait perdus la victime alléguée de Gilbert Rozon lors des incidents ? Quelles paroles ont été échangées ?
Pour les avocats de la défense impliqués dans ces deux procès, ces genres de détails ont leur importance pour déterminer la crédibilité des témoins et leur fiabilité, ce qui est forcément essentiel dans des causes où les versions sont contradictoires.
Par contre, la valeur de la maîtrise des détails est à géométrie variable. L’avocat d’Éric Salvail, Michel Massicotte, a ainsi affirmé qu’il était « un peu curieux » que Donald Duguay ait « réponse à tout », 27 ans après les faits. Cela, a-t-il dit, peut « impliquer qu’il y a fabrication ».
À l’inverse, les avocats de Gilbert Rozon ont fait valoir que le témoignage de la victime présumée de ce procès « manquait de détails », et qu’elle
n’était pas capable de se souvenir des mots précis qu’elle avait prononcés le soir des événements en 1980.
« On pourrait se poser la question : si elle avait répondu avec un niveau soutenu de détails, est-ce qu’on dirait que [c’est] crédible après 40 ans avait répliqué le procureur Bruno Ménard. Dans un sens ou dans l’autre, c’est difficile [de juger] à la fin. »
Cette attention aux détails est normale… mais ne présume de rien, dit Sophie Gagnon. « Il faut comprendre que la défense veut toujours tester la preuve de la Couronne pour soulever un doute raisonnable. On est parfois surpris par l’attention que la défense accorde à des détails comme ça. Mais c’est une stratégie : utiliser le passage du temps contre une plaignante pour soulever un doute raisonnable. »
Suzanne Coupal ajoute qu’il appartient toujours au juge de déterminer si ces détails ont leur importance ou pas. « Ça dépend du témoin devant la Cour. Certains se rappellent plus de choses, d’autres moins. Il y a une “défense émotive” qui fait en sorte qu’on peut oublier des éléments. Un juge va voir, selon la personnalité du témoin, comment interpréter qu’il se souvienne de détails ou pas. »
Le flou des dates
Au terme des deux procès, les avocats de la défense ont fait valoir que la preuve de la Couronne à l’égard des dates où seraient survenus les événements était imprécise.
Le juge Dalmau (Salvail) est toutefois intervenu en cours de plaidoiries pour rappeler que la jurisprudence indique que ce n’est pas un enjeu. « Un adulte raconte un abus sexuel d’il y a 30 ou 40 ans, il peut se tromper d’une année complète et ce ne sera pas problématique », a-t-il dit.
« Ce n’est pas important, surtout dans ce genre de dossier, confirme Suzanne Coupal. C’est pour ça qu’on dit : “le, ou vers le, telle date…” » Sophie Gagnon ajoute que « la mémoire humaine n’est pas parfaite, et la jurisprudence est sensible » à ça.
Mme Coupal relève aussi que dans les cas de Gilbert Rozon et Éric Salvail, les juges sont face à des causes qui relèvent beaucoup de la crédibilité des témoins et des témoignages. « Ce n’est pas [central] de déterminer le lieu, le moment, l’identité des personnes impliquées », dit-elle.
La victime parfaite
Autre point de convergence des plaidoiries dans les deux procès : la question du comportement des victimes présumées. L’avocat d’Éric Salvail a notamment fait valoir que Donald Duguay aurait pu se défendre s’il l’avait voulu (il a suggéré au plaignant différentes options d’attaque), ou qu’il aurait pu quitter les lieux de l’agression plus vite que ce qu’il prétend avoir fait.
Ceux de Gilbert Rozon ont affirmé qu’il était « invraisemblable » que la victime soit restée sur place après un premier incident, et qu’elle se soit endormie dans un lit.
Dans les deux cas, les juges ont réagi. « Il n’y a pas de façon parfaite ou raisonnable de réagir dans une situation » de ce type, a lancé Alexandre Dalmau. Sa collègue Mélanie Hébert a pour sa part mis en garde l’équipe de M. Rozon contre l’évocation de « mythes et stéréotypes ».
« Il ne faut pas essayer de rationaliser la réaction » d’une victime, a également plaidé la procureure Amélie Rivard (Salvail). Son collègue Bruno Ménard (Rozon) a relevé que « la vie est beaucoup plus compliquée que le stéréotype de la victime vulnérable et de l’accusé prédateur ».
« Ce serait une erreur en droit pour un juge de baser son jugement sur des mythes et stéréotype, explique Sophie Gagnon. La jurisprudence est très claire à cet effet. »
L’effet du mouvement #MeToo
Au Québec, c’est par les dossiers d’Éric Salvail et de Gilbert Rozon que le mouvement de dénonciation #MeToo s’est d’abord incarné. Et d’après les avocats de la défense des deux anciens producteurs, cela a joué dans les motivations du plaignant et de la plaignante (qui n’étaient pas de ceux et celles qui avaient dénoncé les deux hommes dans les médias).
Selon l’avocat Massicotte (Salvail), Donald Duguay avait ainsi « soif de publicité » pour nourrir sa personnalité « narcissique ». Les avocats de Gilbert Rozon ont fait valoir que la victime présumée aurait été guidée par le « désir » de « faire payer M. Rozon, de le forcer à rendre des comptes », parce qu’elle était « fidèle à un mouvement plus large que sa propre cause ».
« C’est quand même curieux, dit Sophie Gagnon : on a reproché à des victimes de se confier aux médias plutôt qu’au système de justice. Et là on reproche à ceux et celles qui ont porté plainte à la police de l’avoir fait… »
Pour Suzanne Coupal, les avocats peuvent bien évoquer que les motivations des plaignants étaient liées à #MeToo, « l’important est qu’ils le prouvent. Il faut une preuve sur ça. Si #MeToo a réveillé des souvenirs, ça ne rend pas plus vrais, ou moins vrais, les événements allégués ».
Le verdict de Gilbert Rozon sera rendu le 15 décembre. Éric Salvail connaîtra le sien trois jours plus tard. C’est un test en trois étapes. Si le juge croit l’accusé, il l’acquitte. S’il ne le croit pas, mais que son témoignage et l’ensemble de la preuve laissent un doute raisonnable, il l’acquitte. Finalement, s’il ne croit pas l’accusé et que la poursuite a réussi hors de tout doute raisonnable à faire la preuve de sa culpabilité, il le condamne. C’est un arrêt de principe qui fait en sorte qu’on n’essaie pas simplement de trancher entre deux versions.