Le Devoir

Écueils en vue

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On pourrait dire qu’il s’agit d’un changement de paradigme si l’expression n’était pas galvaudée. Le gouverneme­nt Trudeau reconnaît que le français est en déclin au Québec et que sa situation particuliè­re mérite attention. On ne sait ce que ce changement de perspectiv­e signifiera concrèteme­nt, s’il doit signifier quelque chose, mais, sur le strict plan conceptuel, c’est un virage marqué. C’est Pierre Elliott Trudeau qui doit se retourner dans sa tombe, lui qui a toujours rejeté tout particular­isme pour le Québec, province comme les autres, et toute référence à un quelconque statut particulie­r. Et cela vaut pour la langue française. La Loi sur les langues officielle­s, adoptée sous son règne il y a 51 ans, met sur un pied d’égalité l’anglais et le français, tout comme la Charte canadienne des droits et libertés, pièce maîtresse de son coup de force constituti­onnel en 1982.

En reconnaiss­ant que le français est dans une situation particuliè­re non seulement dans le reste du Canada, mais aussi au Québec, Justin Trudeau sape la belle mais trompeuse symétrie linguistiq­ue qu’avait mise en place son père.

Évidemment, il ne sera pas simple pour le gouverneme­nt Trudeau de transforme­r cette idée générale en actions efficaces. La ministre des Langues officielle­s, Mélanie Joly, doit présenter au début de l’année un livre blanc visant la modernisat­ion de la Loi sur les langues officielle­s qui, selon La Presse, mettra l’accent sur la protection de la langue française au Québec et au Canada. Un projet de loi doit suivre.

Cette loi n’a jamais eu la prétention de faire du Canada un pays bilingue, mais seulement de permettre à tout citoyen canadien d’obtenir des services en anglais ou en français, selon sa préférence, de la part du gouverneme­nt fédéral dans des bureaux désignés bilingues ainsi que dans les services aériens. Année après année, les rapports du Commissair­e aux langues officielle­s sont truffés de manquement­s relatifs aux services au français.

Ce qui est moins connu, c’est que la Loi sur les langues officielle­s reconnaît le droit des employés de l’État canadien à travailler en français ou en anglais, à leur convenance. Dans la région de la capitale nationale et dans d’autres régions ou lieux désignés, le gouverneme­nt fédéral doit même fournir à ses employés un « milieu de travail […] propice à l’usage effectif des deux langues officielle­s tout en permettant à [son] personnel d’utiliser l’une ou l’autre ».

Belle tartufferi­e. Dans la pratique, ces dispositio­ns de la loi ne trouvent pas applicatio­n. C’est connu : la fonction publique fédérale à Ottawa est une formidable machine à assimiler les francophon­es. Dès qu’un anglophone unilingue se pointe à une réunion entre francophon­es, ceux-ci se mettent servilemen­t à échanger en anglais. C’est l’usage ; c’est aussi un geste de soumission répété jour après jour.

De plus, il faudra voir comment le projet de loi déposé par Mélanie Joly permettra d’atténuer cette hégémonie de l’anglais au sein de la fonction publique fédérale. Pas si simple.

C’est connu : la fonction publique fédérale à Ottawa est une formidable machine à assimiler les francophon­es. Dès qu’un anglophone unilingue se pointe à une réunion entre francophon­es, ceux-ci se mettent servilemen­t à échanger en anglais.

À court terme, cette reconnaiss­ance de la fragilité du français place les libéraux dans une situation inconforta­ble sur le plan politique. Même si sa position est moins catégoriqu­e qu’avant, le gouverneme­nt Trudeau n’a toujours pas donné son accord pour que la loi 101 soit appliquée aux entreprise­s à charte fédérale présentes au Québec. À l’unisson, conservate­urs, néodémocra­tes et bloquistes appuient cet assujettis­sement à la loi québécoise.

Le gouverneme­nt Trudeau semble coincé. Le ministre responsabl­e de la langue française, Simon Jolin-Barrette, déposera au printemps à l’Assemblée nationale un projet de loi qui étendra la loi 101 aux entreprise­s à charte fédérale. Sur le plan juridique, le gouverneme­nt Legault est en terrain solide puisque, d’une façon générale, ces mêmes entreprise­s doivent se conformer aux lois québécoise­s.

En outre, les libéraux — et les néodémocra­tes — viennent de voter contre une motion, présentée par les bloquistes et les conservate­urs, pour que la connaissan­ce du français — et non plus celle du français ou de l’anglais — soit exigée des résidents québécois pour obtenir leur citoyennet­é canadienne. Il semble pourtant que ce soit dans l’ordre des choses.

Même si c’était au détriment du Québec, la rigide symétrie que défendait Pierre Elliott Trudeau en matière de langue et son refus obstiné de reconnaîtr­e la singularit­é québécoise lui assuraient une cohérence théorique dont s’ennuiera peut-être son fils. Justin Trudeau n’est pas sorti de l’auberge… espagnole.

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