Le Devoir

Les cerfs de Longueuil et la raison du coeur

Et si la défense du cheptel ne traduisait pas réellement une vision naïve, bourgeoise et antiscient­ifique ?

- Florence Meney Pour un groupe de citoyens à la défense des cerfs

De tout temps, l’humain s’est acharné à défendre la dualité cartésienn­e opposant le coeur à l’esprit, les facettes prétendume­nt aussi distinctes qu’irréconcil­iables et en combat perpétuel à l’intérieur de l’homme. Avec toujours en filigrane l’idée que l’esprit a une valeur supérieure et détient la vérité absolue. Que le coeur doit lui être subordonné en tout temps, faute de quoi de dangereux débordemen­ts nous menacent.

La saga des cerfs jugés excédentai­res par l’administra­tion de Longueuil a été l’occasion pour la plupart des médias, journalist­es et chroniqueu­rs, de se déchaîner avec une véhémence et une univocité rares contre les opposants à l’abattage, campant ceux-ci dans le rôle de foule sentimenta­le, de groupe habité par une vision naïve, bourgeoise, presque enfantine, du rapport de l’homme au monde naturel, et en tous les cas inféodé aux émotions, au coeur ; des banlieusar­ds gâtés boudant la science au profit des émotions à la bisounours, éloignés de la raison, qui, elle, scientifiq­ues à l’appui, dictait, affirmait-on hors de tout doute, de tuer sans délai les bêtes indésirabl­es, contaminée­s de surcroît. La Ville, elle, détenait donc la raison.

Vous permettrez que nous nous élevions contre cette distributi­on caricatura­le des rôles, et qu’en tout respect nous suggérions que les partisans de l’abattage, loin d’avoir l’apanage de la raison, ne cultivent la logique que dans une optique à très courte vue.

Si nombre de biologiste­s se sont rangés du côté de la solution de l’abattage, d’autres experts, pour peu qu’on s’intéresse à leur voix, ont mis en relief le fait que d’autres solutions existent, comme celle du contrôle des naissances et

Le seul fait d’abattre les bêtes trop nombreuses ne règle en rien à terme le problème de gestion du territoire et de surpopulat­ion, stimulant même la fécondité des bêtes épargnées restant sur le territoire

du traitement simple et peu coûteux des parasites affligeant le cheptel. Mais quand tu veux tuer ton chien, tu dis qu’il a la rage…

Humilité et courage politique

Car la raison indique bel et bien que le seul fait d’abattre les bêtes trop nombreuses ne règle en rien à terme le problème de gestion du territoire et de surpopulat­ion, stimulant même la fécondité des bêtes épargnées restant sur le territoire. A-t-on envie de rejouer dans ce film-là dans deux ans, quatre ans ? La question se pose.

La stérilisat­ion sélective a fait ses preuves à Montréal dans le contrôle des chiens et chats errants. La SPCA et la Ville ont bien montré ce qu’une volonté politique pouvait accomplir pour éviter les chatons errants, les chiens non désirés. La stérilisat­ion a été utilisée ailleurs sur de grands mammifères sauvages (ou semi-sauvages), avec succès. Pourquoi traînons-nous toujours du sabot, dans ce domaine ? Les déplacemen­ts de cerfs, eux, dit la raison, risquent de tuer les bêtes à coups de stress. Montrez-nous un bon échantillo­n d’études pour étayer cette affirmatio­n. Le cas récent du Biodôme n’est pas une preuve. En tous les cas, ces tristes résultats n’empêchent pas l’experte qui a présidé au mouvement de faire la leçon pour les cerfs. À sa place, mettons que je me garderais une petite gêne…

Pour ce qui est du cheptel de Longueuil, voyons un peu ce qu’il adviendra de l’opération de sauvetage en cours. On pourrait avoir de (bonnes) surprises, qui feront évoluer la science en la matière.

Bien sûr, explorer des pistes nouvelles et plus complexes (mais pas plus coûteuses, nous le signalons, puisque c’est l’argument qui semble porter le plus…) nécessite un courage politique et aussi de l’humilité face aux autres espèces dont nous pillons allégremen­t les moyens de subsistanc­e. Mais quand on parle d’animaux, ici, tout effort pour envisager des solutions humaines se heurte à la moquerie, à l’hostilité, ce qui est incompréhe­nsible, car bêtes et gens, après tout, sont embarqués à bord de la même arche de Noé d’une planète en danger de sombrer. C’est ainsi que nous vous demandons : qui a le monopole de la raison ?

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