Alerte à l’imparfait !
Il faut regarder le client en face plutôt que de devoir se référer à un passé qui n’intéresse personne…
Debout derrière son comptoir, le jeune homme, en me servant mon café, me lance candidement : « Preniez-vous du lait ? » Sur le coup, je demeure perplexe. « Quand ça ? », ai-je envie de lui répondre. Je mettais un soupçon de lait dans mon café il y a de cela longtemps, avant de découvrir la suavité du café noir, mais en quoi cela le concerne-t-il ? Les bonzes de la chaîne de restauration rapide pour laquelle il travaille auraient-ils décidé de sonder leur clientèle en vue de mesurer l’évolution des pratiques dans la consommation du café ? De perplexe, je deviens dubitative. Quant à la candeur du jeune homme, elle me semble pencher lentement vers l’impatience, si bien que je finis par avouer qu’autrefois, oui, je mettais un peu de lait dans mon café, mais que je n’en mets plus. Inutile de préciser qu’il n’a rien compris à ce que je racontais et a versé dans ma tasse quelques millilitres de lait écrémé.
Cela n’est qu’un exemple, et s’il s’était agi d’un cas isolé, je ne me serais pas inquiétée, mais il s’est avéré depuis que, quel que soit le commerce où je me présente, il se trouve toujours un caissier ou une serveuse pour me demander si j’avais la carte de fidélité de l’établissement ou si je voulais de la mayonnaise dans mon sandwich. Dans certaines situations, je m’en suis sortie en ayant recours à une formule plutôt vague, « Non, je n’ai jamais possédé votre carte de fidélité », et qu’ils s’arrangent avec ça. Dans d’autres cas, je n’ai pas eu le choix, j’ai pété les plombs. Un lundi matin de mars, je m’en souviens parfaitement, j’ai crié d’une voix quasi hystérique à la jeune fille qui me demandait timidement « Vouliez-vous acheter du chocolat, madame ? », que non, je ne voulais pas acheter de chocolat hier, ne voulais pas en acheter aujourd’hui et ne voudrais pas en acheter demain. Pouvais-je être plus claire ? Il semble que non, car l’adolescente m’a regardée comme si je sortais d’une autre dimension, et c’est bel et bien l’impression que j’ai eue à ce moment, d’arriver droit d’un univers où l’appréhension du temps n’obéissait pas aux mêmes règles, puisqu’elle se fondait sur le passé, le présent et le futur, toutes choses que mes congénères et moi exprimions à l’aide de conjugaisons idoines. En avais-je raté un bout ?
Le soir suivant cette saine colère, je suis rentrée chez moi en évitant de parler à qui que ce soit et me suis précipitée dans la salle de bains, où j’ai interrogé mon miroir, qui a l’habitude de se concentrer sur le présent : « Est-ce une conspiration ou deviens-je gâteuse ? » Le miroir, pas bavard, m’a simplement avisée que j’avais l’air fatigué. « Va te reposer, ma vieille. » Or comment se reposer quand tout ce sur quoi se fondait votre perception du temps semble s’effondrer ? J’ai fini par me coucher en mélangeant mes temps de verbes et j’ai sombré dans le cauchemar.
Il va sans dire que, compte tenu de ces expériences pour le moins troublantes, je me suis longuement interrogée sur l’origine de cette confusion temporelle qui semble davantage atteindre les plus jeunes, mais se propage également dans les couches plus âgées de notre société, pour peu que les représentantes et représentants des couches en question aient à s’adresser à vous sur le mode interrogatif, et j’en suis arrivée à diverses conclusions qui me paraissent toutes plus effarantes les unes que les autres.
Il m’est d’abord venu à l’esprit qu’un gestionnaire de génie, désireux de montrer que son personnel avait de la classe, avait imposé à ses employés un code langagier où l’usage du passé pour parler d’un sandwich ou d’un café très actuel était censé démontrer une forme de politesse ou de soumission linguistique signifiant qu’on ne veut pas presser le client : « Prenez votre temps, madame, remontez dans votre passé, fouillez votre mémoire, on a toute la journée », ou que ce gestionnaire était simplement d’une ignorance dangereuse et crasse. Ignare ou pas, sa stratégie, si mon hypothèse tient la route, a si bien fonctionné qu’elle a contaminé en quelques semaines à peine notre belle jeunesse, laquelle a à son tour infecté les couches plus âgées susmentionnées, avec pour résultat que personne ne sait plus quel jour nous sommes.
J’ai aussi pensé, puisque les personnes les plus touchées sortent tout juste de l’adolescence, que le problème pouvait venir de l’école, où un professeur — à moins qu’il ne s’agisse d’un fonctionnaire —, à qui on avait magnanimement accordé la note de passage même s’il avait raté tous ses examens de français, avait entrepris de baser son enseignement sur une carence qui, tel un virus, serait passée de classe en classe, d’école en école, de sandwicherie en quincaillerie, puisque la bêtise court plus vite que le bon sens, et que nous n’étions pas sortis du bois. La virulence d’un virus se mesurant entre autres à la vitesse de sa propagation, j’ai alors supposé que la perte de repères qui m’accablait pouvait en effet être liée à un agent pathogène que des esprits malveillants auraient inoculé à nos enfants en vue de leur faire oublier qu’ils n’avaient pas d’avenir.
De semaine en semaine, j’ai formulé de nombreuses autres hypothèses, mais ne suis jamais parvenue à trouver une solution à cette contamination massive. Ma seule conclusion valable est que l’ennemi vient parfois de l’intérieur et qu’il a ceci de pernicieux qu’il peut prendre différentes formes, nous attaquer de front et aller jusqu’à ébranler nos certitudes quant à l’inéluctable passage des jours. Je m’adresse donc aujourd’hui à notre ministère de l’Éducation, aux propriétaires de commerces en tout genre, de même qu’à la population en général, pour que nous combattions ensemble cet ennemi intérieur et permettions aux générations à venir de regarder le client en face plutôt que de devoir se référer à un passé qui n’intéresse personne.
En ce qui me concerne, je m’engage à raconter ma vie entière à la prochaine personne qui me demandera si je mettais du lait dans mon café. Et si je ne régresse pas dans un passé qui m’échappe, je m’attarderai bientôt à un autre insidieux ennemi, à savoir le déplorable « je vais vous partager » (un souvenir, une opinion, un secret qui n’en sera plus un, etc.).