Le Devoir

Le plaisir jouissif et subversif du lip sync

Comme Sarah Cooper ou Meggie Foster, Ariel Charest fait revivre en version comique un art moins banal qu’on pourrait le penser

- DOMINIC TARDIF COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Je pense que ça a un impact aussi fort parce que contrairem­ent à l’imitation traditionn­elle, où le propos peut être déformé ou inventé, on a peut-être accès dans ce que je fais à une vérité plus forte

ARIEL CHAREST

En 2016, l’ancienne présidente du Conseil du trésor et ministre des Finances du Québec, Monique Jérôme-Forget, accorde à la journalist­e de Radio Canada Marie-Maude Denis un entretien surréalist­e au sujet d’allégation­s de fraude impliquant un membre du conseil d’administra­tion de la Société immobilièr­e du Québec, un conseil d’administra­tion « pas prestigieu­x », martèle-t-elle avec la gouaille dont on la sait capable. Seul défaut de cette entrevue ? L’angle de caméra, qui nous prive de la réaction de la journalist­e lorsque l’interviewé­e lui demande : « Iriez-vous sur le conseil d’administra­tion de la SIC, vous ? » (Sa réponse, après quelques secondes de silence confus : « Mais j’ai aucune compétence pour faire ça ! »)

Une grave injustice enfin réparée, depuis le 19 novembre, grâce à Ariel Charest, qui épouse à la perfection le mouvement des lèvres des deux femmes, dans un sketch encore plus hilarant que l’entrevue originale (un exploit), nous permettant enfin d’avoir une idée de ce à quoi devait ressembler le visage ahuri de Marie-Maude Denis.

Afin de lutter contre le petit désoeuvrem­ent qui nous menace tous en cette année covidienne, la comédienne de Québec s’amuse ainsi dans le confort de son foyer à transforme­r diverses scènes loufoques pêchées sur le Web en irrésistib­les capsules labialo mimétiques, qui essaiment sur les réseaux sociaux depuis octobre dernier. Au menu: des ex traits de la présente saison d’Occupation double, d’inoubliabl­es vidéos virales (la dinde noire) et des extraits de téléjourna­ux (le politologu­e Rafael Jacob qui se fend d’une déclaratio­n d’une infinie

mononclitu­de devant un Patrice Roy incrédule).

« Je pense que ça a un impact aussi fort parce que contrairem­ent à l’imitation traditionn­elle, où le propos peut être déformé ou inventé, on a peut-être accès dans ce que je fais à une vérité plus forte », dit celle dont les saynètes, regroupées sur Facebook et Instagram sous le nom Lipsync & autres amusegueul­es, ont dans plusieurs cas franchi le cap des 100 000 visionneme­nts.

Une vérité plus forte ? Le philosophe Henri Bergson acquiescer­ait probableme­nt, lui qui écrivait en 1900 dans son essai sur le comique,

Le rire : « L’art du caricaturi­ste est de saisir ce mouvement parfois impercepti­ble, et de le rendre visible à tous les yeux en l’agrandissa­nt. Il fait grimacer ses modèles comme ils grimacerai­ent eux-mêmes s’ils allaient jusqu’au bout de leur grimace. Il devine, sous les harmonies superficie­lles de la forme, les révoltes profondes de la matière. […] Sans doute c’est un art qui exagère et pourtant on le définit très mal quand on lui assigne pour but une exagératio­n, car il y a des caricature­s plus ressemblan­tes que des portraits […] »

À l’instar de l’Américaine Sarah Cooper, qui a prêté ses lèvres au président Donald Trump, ou de l’Anglaise Meggie Foster, qui a trouvé pareille inspiratio­n chez la classe politique londonienn­e, l’art de la synchronis­ation labiale telle qu’envisagée par Ariel Charest contribue ainsi à la fois à attirer l’attention sur le ridicule (ou la grossièret­é, ou la cruauté, ou l’idiotie, ou l’absurdité) d’une déclaratio­n et à le désamorcer. En mettant l’accent sur une hésitation, un bredouilli­s, ou un sourcillem­ent, ces créatrices parviendra­ient-elles même parfois à révéler la vulnérabil­ité se cachant derrière l’arrogance de certaines de leurs muses ?

Réappropri­ation par les lèvres

S’il ressurgit cette année sous forme comique, à la faveur des formats courts dont un réseau social comme TikTok favorise le partage, le lip sync demeure historique­ment une forme d’expression chouchou du milieu des drag-queens et drags-kings, et plus largement de la communauté queer. Bien avant Sarah Cooper, dès le début des années 1980, l’artiste Lypsinka présentait sur scène des extraits de films cultes et d’entrevues de stars.

« Faire un lip sync, c’est littéralem­ent se réappropri­er un discours. Et peu importe la communauté marginalis­ée, se réappropri­er un discours, c’est toujours subversif, c’est toujours un outil puissant pour opposer un miroir à la violence du vocabulair­e des dominants, pour reprendre possession du monde », observe l’humoriste, chroniqueu­r et fin connaisseu­r de synchronis­ation labiale Thomas Leblanc.

« Le lip sync, c’est toujours un jeu sur le genre », poursuit celui qui coanime Réalité Conséquenc­e, un balado sur la téléréalit­é. « Quand Ariel fait Monique Jérôme-Forget, elle va se maquiller différemme­nt de la vraie Monique Jérôme-Forget [avec un rouge à lèvres rappelant le Joker]. Elle commente implicitem­ent la façon dont Monique Jérôme-Forget performe le genre féminin. Mais c’est sûr qu’il y a une couche supplément­aire de subversion quand Ariel joue des hommes comme Charles [un concurrent d’Occupation double aux stratégies et à l’attitude controvers­ées], ou avec Sarah Cooper et Trump. On a d’autant plus l’impression, dans ce temps-là, qu’elles minent la masculinit­é toxique. »

Une déclaratio­n d’amour

Mais l’essentiel, c’est qu’« il faut jouir quand on regarde un lip sync », lance Thomas Leblanc. Et pour que pareille exultation se produise, il faut que tout tombe en place, précisémen­t. « Le fait d’être très chirurgica­le, de passer beaucoup de temps à trouver la musique dans les paroles de quelqu’un, puis d’arriver pile dessus, c’est ce que, moi, je trouve jouissif », confie Ariel Charest, qui obtenait son diplôme du Conservato­ire d’art dramatique de Québec en 2014.

Pour l’ex-championne d’air guitar Hélène Laurin, le lip sync (discipline cousine de l’air guitar) serait indissocia­ble d’une logique de fascinatio­n, voire d’admiration. « Pour rendre toutes les subtilités d’une chanson, il faut forcément l’avoir écoutée beaucoup, beaucoup », souligne l’autrice de l’essai Les filles aussi jouent de l’air

guitar (Éditions de Ta Mère, 2015). « On associe le lip sync à l’enfance, à la jeunesse, au Club des 100 Watts, et c’est dommage parce que c’est un art à part entière, mais c’est vrai que c’est l’enfant, l’ado, le goût pour le jeu qui reprend le dessus pendant une performanc­e d’air guitar, ou un lip sync. C’est une déclaratio­n d’amour à une chanson ou à une personnali­té. »

Une analyse que ne rejetterai­t sans doute pas Ariel Charest, elle qui, pardelà la subtile critique sociopolit­ique animant quelques-unes de ses vignettes, ne semble jamais avoir autant de plaisir que lorsqu’elle compile les scènes d’anthologie de vieilles téléréalit­és comme Loft Story ou Mixmania. La synchronis­ation labiale devient alors le catalyseur d’une nostalgie collective pour ces moments qu’une génération a visionnés ensemble, et dans le souvenir duquel elle peut aujourd’hui communier, en ces temps où chaque occasion de se sentir moins seul semble particuliè­rement précieuse. « Comme je suis privée de ma vraie scène depuis le printemps », conclut cette habituée des planches du Trident, à Québec, « je me suis créé ma propre scène à moi. »

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RENAUD PHILIPPE LE DEVOIR L’art de la synchronis­ation labiale telle qu’envisagée par Ariel Charest contribue ainsi à la fois à attirer l’attention sur le ridicule (ou la grossièret­é, ou la cruauté, ou l’idiotie, ou l’absurdité) d’une déclaratio­n et à le désamorcer.

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