Musique
La compositrice raconte en musique et en délicatesse le drame de Polytechnique sans prendre l’auditeur par la main
L’an dernier, au moment de souligner le 30e anniversaire de l’attentat antiféministe de l’École polytechnique, la documentariste Judith Plamondon présentait un film intitulé Polytechnique.
Ce qui reste du 6 décembre faisant le récit de ce jour funeste avec des victimes et des témoins. Le 3 décembre, la compositrice Viviane Audet lancera un disque rassemblant les pièces qu’elle a composées pour accompagner ces images lors d’un récital au bénéfice de la Semaine de la rose blanche, l’initiative permettant aux jeunes filles issues de milieux défavorisés de prendre part aux activités de Folie technique, le camp scientifique de Polytechnique Montréal.
« Quand c’est arrivé, j’étais petite, j’avais huit ans », se souvient Viviane Audet, jointe dans un studio d’enregistrement de Montréal, où elle commençait le travail de son prochain album solo. « Je me souviens quand même de cette journée-là : j’étais chez ma gardienne, elle parlait au téléphone avec sa soeur, à Montréal. Elle a raccroché, puis elle nous a dit ce qui s’était passé. Je me souviens qu’elle était très secouée… Je me souviens aussi très clairement des funérailles. Les cercueils. Des images tellement tristes, ça m’a marquée ; j’y repense depuis tous les 6 décembre. »
Après avoir enchaîné plusieurs rôles à la télévision et au cinéma, Viviane Audet est retournée ces dernières années à sa passion pour la musique, offrant deux albums de chanson (Le long jeu, 2006, Le couloir
des ouragans, 2014, sans oublier ceux de son groupe folk Mentana) et, de façon plus soutenue, des bandes originales de films. Pour Judith Plamondon, justement, elle signait la musique de L’amour à la plage (2018), portrait de quatre Snowbirds en quête de confort et d’amour en Floride.
« Pour son film sur le drame de Polytechnique, elle voulait quelque chose de sobre, simplement du piano. J’ai accepté parce que le sujet me bouleverse », dit Viviane, qui a eu à se plonger dans le souvenir de ses impressions d’enfant et dans les images que le récit lui suggérait, pour composer cette musique aux éloquents silences, suspendue dans le temps comme le destin des quatorze victimes que l’on se remémore chaque année depuis.
Faire de la musique à l’image est d’abord une commande ; c’est mettre un peu du sien dans la vision de quelqu’un d’autre. Viviane Audet, qui a tout récemment offert à Tanya Lapointe la bande originale de son documentaire Lafortune en papier sur le regretté artiste-bricoleur Claude Lafortune, a l’habitude de travailler sur la base d’un scénario, puis des images déjà tournées qui devront être accompagnées d’une trame musicale. « Cette fois, je n’avais pas d’images, car le tournage n’était pas commencé, explique la compositrice. Judith m’a dit : “J’ai par contre le verbatim des préentrevues avec les personnes rencontrées pour le projet. Des membres de la famille, des survivantes, les profs, les policiers, les gars qui étaient là, sur place, et dont on n’avait pas beaucoup entendu le point de vue”. »
« La lecture de ce document a été l’élément déclencheur pour moi dans ce projet, poursuit-elle. Pas les images, les mots : on y lisait — je ne veux pas dire de manière froide, mais chronologique — le cours de cette soirée. C’était détaillé, très factuel, les personnes se livrant avec beaucoup de générosité, même 30 ans plus tard. C’était presque plus “graphique” pour moi de lire ça que les images [du film] que j’ai ensuite vues, parce que je pouvais me faire mes propres images dans ma tête. »
Viviane Audet a réservé en juillet 2019 une session d’enregistrement au studio Treatment Room, dans le Mile End, « où il y a un super piano, un Baldwin — on dirait que je rentre à la maison lorsque je joue sur ce piano, je l’adore ». Elle avait aussi apporté son orgue Wurlitzer pour quelques autres pièces. Ce n’est que l’été dernier qu’elle a songé à donner une nouvelle vie à ces compositions en les éditant sur disque, avec la permission des gardiennes de la mémoire des victimes du 6 décembre.
Viviane ne se souvient plus si elle avait déjà écrit le thème principal des Filles montagnes, introduit dès la première pièce (Ce qu’il reste du ciel) et apparaissant sporadiquement sur ce disque en grande partie improvisé, « mais dans ce thème, il y a le drame. Le thème apparaît plus innocent au début, et prend plus d’ampleur sur
Le piège », la pièce maîtresse de l’album, qui dure presque neuf solennelles minutes. « J’aime faire ce genre d’affaires là, un thème qui apparaît, qui revient, qu’on reconnaît, qui nous parle, mais un thème qui peut être perçu d’une manière différente d’une pièce à l’autre. » Le plus délicat, ajoute-t-elle, était de trouver la juste manière de « suggérer ce drame [en musique] sans prendre l’auditeur par la main et le forcer à vivre des choses. Il me fallait suggérer : c’est comme si je regardais le drame à travers le trou de la serrure, et que je vous disais au piano ce que je vois ».
« Ce que j’avais envie de faire avec cet album, et ce qui m’a vraiment marquée dans toute cette aventure, c’est de réaliser que ces filles-là qui n’auront pas eu la chance de devenir des adultes, dit Viviane. Elles étaient belles, elles étaient jeunes, on les voit dans les photos que diffusent les médias depuis trente ans, ces noms de femmes qui font partie de notre histoire collective. J’avais envie de leur rendre hommage », à Elles, le titre de la dernière pièce de l’album, « plus lumineuse. Elles sont ça pour moi, ces filles. Elles étaient belles, elles avaient la vie devant elles, elles ont laissé un souvenir dans le coeur de ceux qui les ont perdues ».