Les amantes de la côte
Francis Lee revient sur sa collaboration avec Kate Winslet et Saoirse Ronan dans Ammonite, et sur l’Histoire qui tend à effacer l’homosexualité
Le long de la côte du Dorset, vers 1840, la paléontologue Mary Anning se décarcasse afin d’arracher à la glaise des vestiges du passé. Ses grandes découvertes sont toutefois derrière elle, et les trop rares fossiles qu’elle trouve, Mary les vend aux touristes. Leur subsistance, à sa mère et à elle, en dépend. Aussi, lorsqu’un admirateur fortuné demande à Mary de veiller sur son épouse Charlotte moyennant rétribution, elle y consent, à regret. Mais voici qu’entre cette femme anticonformiste et cette convalescente « bien comme il faut » naît quelque chose comme une curiosité mutuelle, puis un attrait, et enfin un désir. Avec Ammonite, Francis Lee a imaginé une romance éminemment belle. Et crédible.
« Tout cela a démarré de manière accidentelle : je cherchais un cadeau, une pierre polie ou un fossile, et le nom de Mary Anning revenait sans cesse dans mes recherches Google », se souvient le cinéaste anglais.
« J’ai lu à son sujet, et j’ai été aussitôt frappé par les circonstances de son existence : elle est née dans la pauvreté, avec pour tout accès à l’éducation l’école du dimanche, dans le contexte d’une société non seulement d’hommes, mais basée sur la notion de classes sociales… Et grâce à son ingéniosité et à sa force de caractère, cette autodidacte — une autodidacte ! — s’est élevée au rang de ce que l’on considérerait aujourd’hui comme une sommité dans le domaine de la paléontologie. » Ammonite est le second long métrage de Francis Lee après le
magnifique God’s Own Country, oeuvre contemporaine contant les amours balbutiantes, et compliquées, d’un berger et d’un aide de ferme migrant. Il importe d’effectuer un retour sur ce premier film, car au vu du résumé d’Ammonite, on pourrait être tenté d’y voir un succédané de Portrait de
la jeune fille en feu. Dans les faits, le cinéaste continue de creuser un sillon bien à lui.
Ainsi Ammonite partage-t-il maints motifs et parallèles avec son prédécesseur, notamment dans sa structure narrative et sa façon de rapprocher graduellement des amants, ici amantes, que tout oppose en apparence. C’est toutefois la manière qu’a Francis Lee d’intégrer la nature, les éléments à sa mise en scène qui soude le plus les deux oeuvres en leur conférant un surcroît d’âpre poésie.
« Pour moi, tout ce qui appartient au monde de la nature a une signification, et je suppose que dans mon travail, j’aime ajouter un niveau de sens en intégrant divers aspects de la nature et des éléments. C’est là pour les cinéphiles que ça intéresse. Je ressens un lien très fort, très intime avec la nature, avec tout son potentiel métaphorique. »
Toujours sur le ton de la confidence, Francis Lee affirme s’être reconnu dans le parcours hors normes de Mary Anning. « Je suis issu de la classe ouvrière et d’un milieu rural isolé, dans le nord de l’Angleterre. Je n’ai pas eu droit à une très bonne éducation. Je savais au plus profond de moi que je voulais écrire et réaliser des films, mais sans avoir le moindre accès à cette industrie. Une industrie de privilégiés, vraiment. Bref, de façon
subtile mais indéniable, j’ai décelé une part de moi dans Mary. » Éminemment personnel Ceci expliquant peut-être cela, Francis Lee ne souhaitait pas construire autour de Mary Anning un drame biographique classique. C’eût été, pour lui, inintéressant, et vis-à-vis d’elle, presque une trahison, tant sa vie fut tout sauf traditionnelle.
« J’ai voulu imaginer un instantané de sa vie et… » À cette étape de l’entretien virtuel, Francis Lee s’interrompt soudainement. Après un silence, il reprend : « En fait, c’est devenu un film très personnel. Je l’ai réalisé durant une période très difficile de ma vie, et j’y ai mis énormément de moimême. Plus que tout ce que j’avais anticipé au départ. Toute l’équipe a été extraordinaire, et ce fut un bonheur en matière de collaborations, mais c’est un film qui a été difficile à faire pour moi, à cause de ce que je vivais alors ; il y a beaucoup de tristesse dans ce film. »
Une douleur qui ne fut pas vaine puisqu’Ammonite, retenu en sélection officielle à Cannes, confirme les promesses de l’acclamé God’s Own
Country. Imparti de moyens plus costauds, Francis Lee élargit son canevas sans toutefois sacrifier cet intimisme qu’il sait si bien forger.
« Je suis obsédé par les relations humaines. Mes deux films ont en commun d’être centrés autour de personnages qui ne sont pas très éloquents sur le plan émotionnel, qui ne sont pas habiles à exprimer leurs besoins affectifs, et c’est là que la dimension visuelle du cinéma intervient : à défaut de mots, les images parlent. Tous ces regards, ces petits gestes qui peuvent être magnifiés… À plus forte raison quand, comme moi, vous avez la chance de travailler avec des interprètes aussi brillantes que Kate Winslet et Saoirse Ronan ! Avec de telles actrices, souvent, les mots s’avèrent inutiles. »
Au sujet des deux vedettes d’ailleurs, Francis Lee se pince encore. « J’ai écrit le scénario, l’ai envoyé à l’agent de Kate, qui l’a lu et le lui a aussitôt fait suivre, elle l’a lu à son tour sur-le-champ et m’a annoncé tout de suite qu’elle voulait faire le film. Même chose avec Saoirse. J’aime travailler deux ou trois mois avec les acteurs, en amont du tournage. Pas tous les jours, mais avec constance. Ça se passe d’abord individuellement : on construit ensemble le personnage, de sa naissance au moment où on le rencontre dans le film. Kate travaille elle-même comme ça : elle adore le volet recherche. Saoirse était moins rompue à méthode, mais elle était très ouverte et curieuse, donc ça s’est merveilleusement passé. »
Si les deux comédiennes brillent et partagent une chimie émouvante, Kate Winslet, en particulier, livre peut-être la performance la plus complexe, la plus sentie de sa carrière. Question de perception Qu’à cela ne tienne, lors de son dévoilement festivalier, Ammonite a soulevé l’ire de certains critiques, offensés que Francis Lee ait eu l’audace de broder une histoire d’amour lesbienne à partir de ce qui est plutôt connu comme une amitié avec Charlotte Murchison. À ces récriminations, le cinéaste rétorqua qu’il ne subsistait certes aucune preuve dans la vie de la paléontologue d’une relation sentimentale avec une autre femme, mais qu’en l’occurrence, il n’y avait pas davantage de preuves d’une histoire avec un homme.
« C’est un enjeu complexe. Mais. Il y a un gros “mais”. Non, il n’existe aucune preuve, rien, indiquant que Mary ait eu un homme dans sa vie, mais il en existe en revanche plein prouvant qu’elle a eu des amitiés avec des femmes. »
Et c’est ici que le « mais » est important, en cela que certaines de ses amitiés auraient très bien pu être davantage que cela sans que l’Histoire les consigne ainsi, argue le cinéaste. Pourquoi ? « Parce que l’Histoire a de tout temps été écrite et transmise, à moins de cas impossibles à nier comme Oscar Wilde, en présumant de l’ hétérosexualité des personnes. Pourtant, nous savons que l’ hétérosexualité n’est pas la seule forme de sexualité : il y a les gais, les lesbiennes, les bisexuels, les pansexuels, les asexuels… »
Privées de l’intérêt et/ou de la bonne foi des historiens, combien d’histoires d’amour entre hommes et entre femmes ont été condamnées à non pas simplement l’oubli, mais à la négation pure et simple ? Chopin en est le plus récent exemple, comme le révélait cette semaine The Guardian.
Un effacement dont le cinéma s’est volontiers fait complice en« hétéro sexualisant» figures historiques et personnages de romans homosexuels.
« J’éprouve l’intime conviction que ma version de Mary Anning la respecte et l’élève. Car c’est là une femme ayant vécu dans une société patriarcale où des hommes se sont continuellement approprié son travail et ses découvertes, et je voulais lui donner une relation égalitaire et respectueuse, et dans le contexte d’alors, et sachant par où elle est passée, ça m’apparaissait impensable que cette relation soit avec un homme. C’était incompatible avec tout ce que je comprenais et devinais d’elle. Et ce n’est que mon interprétation. »
Quant aux sensibilités froissées, minoritaires, mais il n’empêche, Francis Lee remarque qu’aucune controverse ne fut soulevée par la parution d’un roman dans lequel on invente un amoureux à Mary Anning. « Même s’il n’en est rien, on a accolé à mon film des qualificatifs comme “explicite” ou “sensationnel”, et je note que c’est souvent le lot des récits LGBTQ+, des récits avec des personnages queer. »
Il y a encore du chemin à faire en matière de perceptions, d’ajouter Francis Lee, avant de conclure : « J’ose croire que des films comme
God’s Own Country et Ammonite, avec les histoires d’amour qu’ils racontent, ont le potentiel de toucher tout le monde. Que l’appétit pour les récits
queer dépasse la question de l’orientation sexuelle. »