L’autre versant d’un concept séduisant
Le voyeurisme respectueux de L’autre midi à la table d’à côté finement apprêté à la sauce télévisuelle
La formule est éprouvée depuis 2005, rendez-vous privilégié pour les auditeurs d’ICI RadioCanada Première, fenêtre ouverte sur l’intimité de personnalités publiques. Plusieurs sont très connues, d’autres moins. La majorité d’entre elles, très contrastées, viennent du Québec (Véronique Cloutier, Julie Snyder, Fred Pellerin, Gilles Vigneault, Anne-Marie Losique, etc.), quelques-unes de la France (Daniel Pennac, Annick Cojean, EricEmmanuel Schmitt, Alexandre Jardin), et elles se retrouvent face à face en ayant de l’autre une connaissance généralement limitée, basée sur son oeuvre ou son profil médiatique. Le moment est accompagné d’un bon repas et d’un peu de vin pour que les langues se délient. Subtilement.
L’autre midi à la table d’à côté, selon son concepteur et réalisateur, Francis Legault, est « une émission sans animateur », mais certainement pas sans maître du jeu. Celui qui fut aux commandes des fourneaux de grandes émissions de cuisine avec Daniel Pinard et Josée di Stasio et qui a ciselé plusieurs bijoux radiophoniques (Une saison dans la vie de… ou ses séries documentaires sur Robert Charlebois, Gilles Vigneault, etc.) rêvait de créer « une bulle » — il est bien servi en ces temps de pandémie ! —, un espace feutré où deux invités « se révèlent un peu, incitant l’autre à en donner plus ». En somme, « comme une première date », dit-il en rigolant, parlant de la longévité de son émission comme d’une sorte de « Tinder avant le temps » !
Or, contrairement à ces rendezvous pseudo-galants donnant des papillons dans l’estomac à ceux et celles qui se plient à l’exercice, chacun possède ici une connaissance préalable de l’autre, arrivant avec sa notoriété, mais aussi avec ses fragilités, ses espoirs déçus, bref, ses casseroles, certaines moins bien nettoyées que d’autres. Et Francis Legault ne s’en cache pas : il tient parfois à « des clashs », citant la rencontre en 2006 entre Anne Dorval et Patrick Huard (le monde du théâtre affrontait l’empire de l’humour), ou encore celle, lors de la toute première saison en 2005, entre Daniel Pinard et Normand Brathwaite. Leurs échanges étaient parfois teintés d’une polémique encore vive à l’époque : la dénonciation par Pinard des préjugés homophobes véhiculés par l’émission humoristique Piment fort, animée par Brathwaite avec succès, et à heure de grande écoute.
L’autre midi vers un autre média En 2011 au journal La Presse, Francis Legault confiait déjà son désir de transposer ce concept à la télévision, un rêve qui allait prendre neuf ans à voir le jour, débutant bientôt sur ICI Radio-Canada Télé. Si les habitués de l’émission radiophonique devront se passer de la présence des deux « écornifleurs » (le plus souvent interprétés par Macha Limonchik et Éric Paulhus), le réalisateur explique cette absence par un désir d’éviter les effets de « mise en scène », leurs commentaires étant aussi explicatifs pour suppléer à l’absence d’images.
Or, cette idée d’adaptation, « et non de captation », précise Francis Legault, a germé depuis plus longtemps, venue en partie de Normand Brathwaite, en 2005. « À la fin de l’enregistrement, il m’avait dit à quel point ça marcherait à la télé. Faire une adaptation télévisuelle, ça signifiait respecter l’émission tout en sachant que ça serait différent. » Mais il lui fallait préserver l’essentiel, « un moment privilégié, intime. Et ça peut aussi être une partie de ping-pong : l’un pose une question vache et l’autre peut en avoir une aussi ! »
Cette nouvelle variation sur le thème du « voyeurisme respectueux » n’est peut-être plus saupoudrée des commentaires des deux observateurs trop attentifs, mais la caméra s’en charge très bien. « Je voulais qu’elle soit un peu paparazzi, un peu Paris
Match, filmant parfois les invités de loin avec l’impression qu’on les espionne. » Ceux et celles qui auront cette chance au petit écran viennent, une fois de plus, de tous les horizons : l’astronaute David Saint-Jacques et l’animateur Jean-René Dufort ; l’humoriste Louis-José Houde et l’écrivain David Goudreault ; la romancière Kim Thúy et l’animatrice Sonia Benezra ; la comédienne Guylaine Tremblay et l’humoriste Mike Ward. Francis Legault est d’ailleurs assez fier de ce quatrième duo improbable. « D’un côté, la comédienne chouchou des Québécois et de l’autre, le hérisson de l’humour ! On verra et entendra un Mike Ward différent, qui parle de son enfance, nous permettant de mieux comprendre qui il est. Il y a une réelle chimie entre les deux, sans qu’ils évitent certains sujets… » Qu’est-ce qu’on mange à L’autre midi ? Pendant que les émissions de cuisine pullulent à la télévision, et que les artistes s’y pointent sans (trop) se faire prier, il fut un temps où manger au petit écran, en dehors de la fiction, relevait de l’hérésie. Mine de rien, Janette Bertrand avait levé le tabou avec sa célèbre tablée hebdomadaire des années 1980-1990 à Télé-Québec
Certaines personnes ne veulent pas se prêter au jeu par crainte de trop se livrer, et d’autres sont assez franches pour nous dire qu’avec telle personne il n’y aurait pas de show, car elles pensent la même chose
FRANCIS LEGAULT
dans Parler pour parler, concoctant des menus qui plaisaient aux invités, et qui répondaient aux impératifs d’un plateau de tournage.
Francis Legault s’amuse à en décliner quelques-uns. « Le T-bone, on oublie ça, affirme celui qui a visiblement fait le tour de la question. Dès que ça demande beaucoup de manipulations, c’est non. Au début de la série, la mode était aux craquelins, dont la bruschetta, mais après deux épisodes, j’ai compris que, sur le plan sonore, il fallait éviter tout ce qui est craquant. De même que les huîtres… » Oserait-il servir du homard ? « Peutêtre avec Bruno Blanchet ! Ça serait tout un défi ! »
Celui qui a réussi le tour de force de convier Pierre Foglia, reconnu depuis toujours pour fuir les médias, à sa toute première émission en 2005 (« Il m’a fait un cadeau exceptionnel ») et qui a attiré Richard Martineau avec Marc Labrèche en 2019 admet que la recette la plus difficile demeure le choix des tandems. « Certaines personnes ne veulent pas se prêter au jeu par crainte de trop se livrer et d’autres sont assez franches pour nous dire qu’avec telle personne il n’y aurait pas de show, car elles pensent la même chose. » Avec son équipe, Francis Legault essaie de trouver « des liens, des différences » qui feront en sorte que les invités pourront partager bien plus qu’un repas, mais une part d’eux-mêmes. D’où l’importance d’un certain respect mutuel.
Jamais le réalisateur n’a tenu à se transformer en médiateur, même si, au fil des années, on a pu sentir certaines tensions entre des invités qui en profitaient pour régler leurs comptes. Reconnaissant diriger parfois la conversation (« Certains prennent 10 minutes à s’apprivoiser et d’autres ont posé toutes les questions au bout de 20 »), Francis Legault cherche plutôt à créer un beau carré de sable dans lequel ses invités peuvent s’amuser. « Jamais je ne vais chercher à convaincre des ennemis à manger ensemble. La table, c’est vraiment un lieu où on peut se parler. » Et celles d’à côté sont faites pour le plaisir d’écornifler.