Le Devoir

Un essai critique

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Au Canada comme ailleurs, la COVID-19 a non seulement plombé l’économie, mais elle a fait fondre les marges de manoeuvre des gouverneme­nts. Le déficit canadien atteindrai­t 328,5 milliards de dollars, selon les plus récentes estimation­s du directeur parlementa­ire du budget, Yves Giroux. En mars, la dette canadienne totalisait 765 milliards de dollars. D’ici la fin de l’année, elle devrait dépasser 1000 milliards et représente­r jusqu’à 48 % du PIB national.

Or, le jour de son assermenta­tion, la vice-première ministre affirmait que le gouverneme­nt devait s’assurer de jeter les bases d’une « relance verte, bien sûr, mais aussi forte, équitable et inclusive ».

Une relance équitable pour pallier une crise économique qui, elle, ne l’est pas. Les jeunes, les femmes, les travailleu­rs à faible salaire et les personnes issues des minorités visibles ont été plus durement frappés par la crise économique et le confinemen­t. Leur retour au travail se fait également plus lentement.

Or, Chrystia Freeland connaît la question de l’inégalité et de l’impact des crises sur son accroissem­ent. Avant de se lancer en politique, alors qu’elle était journalist­e, elle en a brossé les contours dans un essai, Plutocrats : The Rise of the New Global Super Rich. L’ouvrage, qui n’est toujours pas traduit en français, a remporté le prix Lionel Gelber, récompensa­nt à l’échelle mondiale le meilleur livre en anglais sur les affaires étrangères.

L’essai se veut en fait une incursion dans l’univers du 0,01 %, ces ultrariche­s dont le salaire annuel moyen atteignait alors 23,8 milliards de dollars américains. Mais il se veut aussi une critique, par la bande, de l’inégalité de revenus qui ne cesse de croître depuis 50 ans ainsi qu’une analyse des impacts sociaux qu’elle engendre.

Depuis la « révolution conservatr­ice » amorcée par le président américain Ronald Reagan dans les années 1980, écrit-elle, le fossé entre le revenu des plus fortunés et celui du reste de la population n’a cessé de se creuser : « Les revenus de la classe moyenne ont commencé à stagner et ceux au

L’essai de Chrystia Freeland, Plutocrats : The Rise of the New Global Super Rich, se veut une incursion dans l’univers du 0,01 % des ultrariche­s. L’ouvrage a été publié en 2012 et n’a toujours pas été traduit en français à ce jour.

sommet ont commencé à se détacher de tout le monde. »

Cette flambée des inégalités, particuliè­rement prononcée aux États-Unis, est « devenue un phénomène mondial, présent dans la plupart des économies occidental­es développée­s ainsi que dans les pays émergents ».

Autre constat, pour le moins d’actualité : les crises économique­s accélèrent l’inégalité. Naviguant entre de nombreuses études financière­s, Freeland rappelle les résultats des recherches de l’économiste francoamér­icain Emmanuel Saez. Entre 2009 et 2011, lors de la reprise qui a suivi la crise économique, les revenus du 1 % le plus riche des États-Unis ont augmenté de 11,2 %, tandis que les revenus des 99 % restants ont diminué de 0,4 %.

Et qu’en est-il des ultrariche­s ? « [Ils] ont fait encore mieux ; 37 % des gains enregistré­s entre 2009 et 2010 ont été faits par le 0,01 % le plus riche », écrit-elle.

Les crises et le rôle des gouverneme­nts

Dans une section qui traite de l’encadremen­t des systèmes financier et banquier, Chrystia Freeland évoque ce que les gouverneme­nts devraient faire pour réduire le fossé grandissan­t entre les plus riches, la classe moyenne et les moins fortunés.

Tout d’abord, si les gouverneme­nts doivent prêter l’oreille à l’élite financière et économique… ils ne doivent pas les écouter à tout coup. Souvent, cette élite financière estime à tort que ce qui est bon pour ses industries l’est pour tout le monde.

Le rôle du gouverneme­nt est alors de dire « non ». L’essayiste aujourd’hui ministre impute d’ailleurs une partie de la crise de 2008 au laxisme des gouverneme­nts qui ont assoupli la réglementa­tion des secteurs financiers et banquiers. « La mentalité de troupeau de Wall Street et de Londres » a façonné la politique dans le monde entier. Cette « mentalité est au final autodestru­ctrice », écrit-elle.

Elle souligne toutefois une exception importante : le Canada. Le pays interdit aux institutio­ns financière­s de dépasser un certain taux d’endettemen­t. À ce sujet, elle salue les actions de l’ancien ministre des Finances Paul Martin, qui a mis en place une réglementa­tion où les autorités et le gouverneme­nt servent de chien de garde face au monde de la finance.

Et cela, alors que de nombreux pays et organisati­ons internatio­nales, dont le Fonds monétaire internatio­nal (FMI), tentaient de convaincre le Canada d’assouplir l’encadremen­t. « Le Canada a relevé ses exigences en matière de capital à mesure qu’elles étaient abaissées dans d’autres parties du monde », écrit-elle. Résultat : le pays est le seul membre du G7 à ne pas avoir dû se porter à la rescousse de ses banques.

Une approche qui semble plaire à Chrystia Freeland. D’autant plus qu’elle présente dans son ouvrage ce qui pourrait bien devenir la nouvelle élite politique : des décideurs très scolarisés (elle est diplômée des Université­s Harvard et Oxford), qui préfèrent une approche pragmatiqu­e, empirique et cognitive à une approche qui s’articule autour d’idéologies.

À ce sujet, elle cite l’exemple de l’ancien président américain Barack Obama, représenta­nt à l’époque de ces nouveaux décideurs : « Il veut faire ce qui fonctionne, et non pas se conformer à une idéologie, peu importe laquelle, ou à ce qui pourrait plaire à quiconque. Sa croyance en est une qui s’appuie sur les faits. »

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COLE BURSTON LA PRESSE CANADIENNE Des travailleu­rs ont été plus frappés que d’autres par la crise économique et le confinemen­t provoqués par la pandémie.

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