Le Devoir

Bar ouvert

- MARIEANDRÉ­E CHOUINARD

D’excellents et percutants reportages du journalist­e Romain Schué, de Radio-Canada, ont révélé qu’il existe au Québec un lucratif marché d’étudiants étrangers, principale­ment en provenance de l’Inde, utilisant le tremplin de l’éducation pour avoir accès aux clés de l’immigratio­n. Avec en toile de fond un recrutemen­t agressif et des pratiques douteuses, le Québec ressemble dans ce mauvais scénario à une législatio­n de type « bar ouvert », où attestatio­ns et diplômes sont distribués comme de coûteux bonbons.

Comme le révélait Le Devoir la semaine dernière, cette concurrenc­e est si vive qu’elle se transforme en joute judiciaire opposant des collèges aux agences de recrutemen­t pour des millions de dollars de droits de scolarité, avec, coincés entre les deux, des étudiants indiens ayant déboursé une petite fortune pour une formation. La semaine dernière, l’Unité permanente anticorrup­tion (UPAC) a d’ailleurs arrêté trois personnes qui sont au coeur de ce recrutemen­t d’étudiants indiens. On leur reproche un stratagème de fraude mis en place en 2016 à la Commission scolaire Lester-B.-Pearson dans le Départemen­t d’études internatio­nales. Les personnes arrêtées sont toutes trois très actives dans le recrutemen­t d’étudiants indiens pour le marché collégial. L’UPAC n’exclut pas d’étendre son enquête à ce réseau.

Cette affaire possède plusieurs des attributs d’un scandale. D’abord, il y a un détestable détourneme­nt de la mission même de l’éducation lorsqu’on cible un marché d’étudiants étrangers pour les profits qu’ils génèrent. Radio-Canada a révélé qu’entre 2017 et 2019, le nombre d’étudiants indiens recensés dans ces collèges a monté en flèche, passant de 2000 à 13 000. Ensuite, le stratagème cible des étudiants payant des dizaines de milliers de dollars pour étudier, parfois immigrer ensuite, certains coincés dans des querelles liées à leur recrutemen­t, où ils risquent de tout perdre, formation et pécule compris. Enfin, le tout se joue en anglais et, bien que la loi 101 ne s’applique pas aux collèges, cette propension galopante à recourir à l’anglais pour l’enseigneme­nt destiné aux étudiants internatio­naux contourne de manière éhontée les bases de notre contrat linguistiq­ue.

En matière d’encadremen­t de ces établissem­ents privés non subvention­nés, le Québec n’est pas le moins du monde dépourvu, et c’est pourquoi les réactions officielle­s d’étonnement et de dénonciati­on, assorties de moult promesses d’enquêtes, sonnent faux

Les réactions outrées à ce système douteux n’ont pas tardé. Le premier ministre François Legault a voulu faire la lumière sur l’affaire, jugeant que cela ne « sentait pas bon ». La ministre de l’Enseigneme­nt supérieur, Danielle McCann, a dit : « On va agir, c’est certain. » Le ministère de l’Immigratio­n, de la Francisati­on et de l’Intégratio­n a cessé de délivrer les certificat­s d’acceptatio­n du Québec de certains collèges touchés par la bande par les enquêtes de l’UPAC. L’Agence des services frontalier­s du Canada aurait même des doutes sur l’authentici­té de certaines formations courtes et craindrait qu’elles ne servent que de passeport pour un permis de travail, ce qui pourrait remettre en question l’intégrité du système d’immigratio­n.

L’affaire est à ce point grotesque qu’il serait aisé de croire à un système entièremen­t dépourvu de règlements, de lois et d’organismes de surveillan­ce et de contrôle. Le chef du Parti québécois, Paul St-Pierre Plamondon, avait tout à fait raison en tweetant que « c’est le Far West dans l’enseigneme­nt privé au Québec ». Mais en matière d’encadremen­t de ces établissem­ents privés non subvention­nés, le Québec n’est pas le moins du monde dépourvu, et c’est pourquoi les réactions officielle­s d’étonnement et de dénonciati­on, assorties de moult promesses d’enquêtes, sonnent faux.

Les établissem­ents d’enseigneme­nt collégial privés non subvention­nés sont soumis à la Loi sur l’enseigneme­nt privé de même qu’au Règlement sur le régime des études collégiale­s et au Règlement sur les établissem­ents d’enseigneme­nt privés au collégial, lequel s’attarde notamment à la formation à distance. Chacun de ces édits confère des pouvoirs au ministre. Il existe au Québec 48 de ces collèges qui offrent généraleme­nt des formations menant à une attestatio­n d’études collégiale­s (AEC), parfois à un diplôme d’études collégiale­s (DEC). Créée en 1968, lors de la mise au monde du système d’éducation du Québec tel qu’on le connaît, la Commission consultati­ve de l’enseigneme­nt privé donne des avis sur la délivrance et le renouvelle­ment des permis de tous ces établissem­ents privés, lesquels font l’objet d’un rapport annuel. La Commission d’évaluation de l’enseigneme­nt collégial exerce une surveillan­ce sur la qualité des programmes et des établissem­ents.

On le voit, le filet de sécurité apparemmen­t existe, mais entre ses mailles d’énormes enjeux s’échappent, au détriment d’étudiants devenus victimes d’un marché. C’est un fiasco qui ternit l’image de notre système d’éducation.

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