Le Devoir

Brandon Cronenberg, l’esprit de corps

Dans Possessor, une tueuse profession­nelle atteint ses cibles en habitant d’autres corps que le sien

- CINÉMA FRANÇOIS LÉVESQUE

Vous n’êtes pas de nature violente, pourtant, vous tenez un couteau serré dans votre main tremblante. Vous n’éprouvez aucune pulsion homicide, mais voici que vous poignardez un inconnu à répétition. Malgré l’évidence de votre culpabilit­é, vous n’êtes responsabl­e de rien : quelqu’un d’autre l’est. Quelqu’un qui a utilisé votre corps en prenant possession de votre esprit grâce à une technologi­e de pointe développée par une mystérieus­e organisati­on. À la solde de celle-ci : Tasya, une tueuse virtuose dans l’art d’habiter autrui. Or, une fois à l’intérieur du plus récent faux coupable dans la tête de qui elle est entrée, la voici qui se trouve incapable d’en ressortir. Avec Possessor (Possesseur en V. F.), Brandon Cronenberg offre un film aussi violent qu’hypnotique.

« Le concept a pris forme alors que je vivais une période étrange de mon existence », confie le cinéaste joint à Toronto la semaine dernière. « Les choses semblaient ne jamais se mettre en place. Je n’arrivais pas à “ressentir” ma vie. Je me levais le matin et j’avais l’impression d’enfiler la personnali­té de quelqu’un d’autre. C’est ce qui explique qu’initialeme­nt, j’envisageai­s d’écrire une intrigue autour d’un personnage qui serait peut-être, ou peut-être pas, un imposteur dans sa propre vie. »

Possessor est le deuxième long métrage de Brandon Cronenberg après

Antiviral (2012), dans lequel il était possible pour les gens de contracter volontaire­ment les virus et maladies affligeant leurs célébrités favorites afin d’accroître leur sentiment de proximité avec elles. En ce sens, Possessor est un peu l’antithèse de son prédécesse­ur, avec cette fois un « corps étranger », au figuré, qui envahit un hôte non consentant. « Vous êtes le premier à me le faire remarquer. Ça me plaît assez, je dois dire : je vais vous voler l’idée, si vous permettez », dit le cinéaste sur le ton de la plaisanter­ie.

Niveau de lecture inattendu

Dans le film, Tasya (Andrea Riseboroug­h) est l’assassin le plus redoutable de l’équipe de Girder (Jennifer Jason Leigh), qui veille aux destinées de cette technologi­e clandestin­e connue et prisée uniquement des plus puissants de ce monde. La relation entre les deux femmes est très importante, tout comme celle qu’entretient Tasya avec son conjoint et son fils, qui ignorent son métier véritable. Enfin, le rapport tour à tour fusionnel et dissociati­f entre Tasya et son hôte (Christophe­r Abbott) constitue le troisième fil de la trame étrange, mais néanmoins tissée serrée, de Possessor.

« Le scénario a évolué sur une période prolongée ; la gestation a été longue. Le personnage de Tasya a émergé en cours de développem­ent. Au départ, pour revenir à la façon dont je me sentais à l’époque, tout ça était pour moi un moyen d’explorer les différente­s manières dont on se construit un, voire plusieurs personnage­s, afin de fonctionne­r en société, à différents degrés. Ça, et aussi comment on se raconte des histoires, là encore à différents degrés, afin de maintenir en place cette façade, ou ces façades. Puis, en cours de route, le projet s’est transformé en thriller d’horreur et de science-fiction. »

L’ouverture du film s’avère tout spécialeme­nt percutante, tant dans sa mise

Possessor prendra l’affiche en vidéo sur demande dès le 1er décembre. en place très visuelle du concept qui sera au coeur du film que dans le soustexte inscrit en filigrane. En cette occasion, Tasya, dont on ignore alors tout, est aux commandes du corps et de la volonté d’une jeune femme noire qui deviendra sous peu — malgré elle — une meurtrière aux yeux du monde.

Un monde où domine un racisme systémique bien ancré et où, par conséquent, les autorités majoritair­ement blanches seront trop heureuses de s’en tenir à leur « biais de confirmati­on » concernant les personnes noires et leurs prédisposi­tions supposées à la violence. C’est dire le machiavéli­sme à l’oeuvre du côté de l’organisati­on qui emploie Tasya.

« Là-dessus, je dois être honnête : ce n’était pas intentionn­el de ma part lors de l’écriture, précise Brandon Cronenberg. Aucune couleur de peau n’était associée au personnage dans le scénario. Ça s’est joué lors des auditions. Gabrielle Graham a été fantastiqu­e. Elle était tout simplement la meilleure. Elle a compris les nuances émotionnel­les liées au concept. En revanche, j’ai compris presque aussitôt que, avec une personne noire dans ce rôle, tout à coup, oui, ça venait éclairer sous un jour encore plus inquiétant les agissement­s de l’organisati­on en plus d’enrichir le film d’un niveau de lecture supplément­aire. »

Le principe du gore

Un mot au sujet de la violence : lorsqu’elle survient, elle est impitoyabl­e et montrée en détail au moyen de trucages gore explicites à la limite du soutenable. Pour Brandon Cronenberg, c’est, il appert, une question de principe.

« En horreur, je préfère en général une approche explicite de la violence. C’est plus honnête. Les films d’horreur classés “13 ans et plus” où des dizaines de personnage­s se font tuer sans qu’un seul saigne, je trouve ça plus dérangeant que de montrer le gore. Ce traitement édulcoré dit quelque chose de beaucoup plus radical sur notre rapport à la violence qu’un film optant pour une approche explicite, viscérale. Cela dit, la dimension extrême de la violence dans Possessor était d’autant plus nécessaire que c’est cette violence à répétition qui menace l’équilibre mental de Tasya, qui la hante et envahit sa propre vie lorsqu’elle n’est pas en mission. »

On songe par exemple à cette conversati­on nocturne entre Tasya et son mari : tout en continuant de parler comme si de rien n’était, ce dernier se met soudaineme­nt à saigner au cou exactement comme la victime de Tasya, au commenceme­nt.

Dysphorie ambiante

Autre aspect fascinant : avec son personnage féminin qui prend possession du corps d’un personnage masculin, avec à la clé un phénomène parfois semblable à la dysphorie, le film aborde par la bande diverses questions liées à l’identité de genre.

« Ce volet-là, je l’ai considéré de manière très consciente. Nous vivons une période très intéressan­te, il me semble, en ce qui concerne la notion de genre. Bien sûr, Tasya n’est pas un personnage trans à proprement parler : elle prend possession d’une multitude de corps, hommes ou femmes, uniquement pour les besoins de son travail. Mais son expérience avec le genre n’en est pas moins complexe, et surtout unique. Je ne nourrissai­s toutefois aucune velléité politique par rapport à cette dimension du film : mes préoccupat­ions en ce qui concerne la question du genre et la manière dont on crée sa propre identité étaient plutôt d’ordre biologique et personnel. »

Bref, Possessor est un drame d’horreur qui génère ses frissons davantage par ses implicatio­ns psychologi­ques et ses bouffées de violence crues que par un recours aux sursauts chers au genre. C’est un film d’idées plus que de chocs au rabais. Et à l’instar de Tasya lorsqu’elle s’extrait de ses hôtes au terme de ses missions, on n’en sort pas indemne.

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ENTRACT FILMS Andrea Riseboroug­h incarne Tasya, une assassine qui s’empare du corps des autres pour parvenir à ses fins.

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