Louise Arbour
Juge retraitée de la Cour suprême
En 2018, l’ancienne juge à la Cour suprême Louise Arbour terminait un mandat aux Nations unies en tant que représentante spéciale pour les migrations. Deux ans plus tard, par un après-midi froid de novembre, elle était dans la rue, devant les bureaux montréalais du premier ministre du Québec, en appui à des manifestants qui réclamaient la régularisation du statut des immigrants. « C’était assez naturel pour moi. Aux Nations unies, ma fonction avait été créée pour accompagner les États membres qui, pour la première fois, avaient décidé d’avoir un vrai dialogue sur la mobilité humaine », explique-t-elle.
Pour elle, la pandémie aura eu ceci de bon qu’elle aura fait prendre conscience aux Québécois que, loin d’être des criminels, les immigrants « anges gardiens » sont plutôt ces milliers de travailleurs essentiels qui ont, moyennant des salaires inversement proportionnels aux risques courus, porté le Québec à bout de bras. « Qu’on parle de 275 millions de migrants dans le monde, ça ne dit rien à personne. Mais là, on a vu des gens qui travaillent tous les jours et qui font un travail admirable. On a compris ce que c’était, une précarité de statut. »
C’est là la brèche par laquelle la lumière a pu pénétrer, estime Louise Arbour. « On a compris que, dans un dossier comme celui des anges gardiens, nos valeurs et nos intérêts étaient bien alignés. »
Depuis le 14 décembre, en vertu d’une entente entre Ottawa et Québec, certaines personnes au statut précaire ayant travaillé dans des résidences pour aînés et des établissements de santé en soins directs aux patients pourront accéder à la résidence permanente. C’est bien, mais ce n’est pas assez, pense l’ex-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme.
« J’espère que le gouvernement va bouger très rapidement sur la régularisation [du statut] de ces personnes-là, et à mon avis ce n’est que le début de ce qui devrait être fait », dit-elle.
Selon Mme Arbour, le gouvernement n’a d’ailleurs pas le choix d’« assainir » le système tous les 20-25 ans en amnistiant tous les migrants se trouvant sur le territoire. D’abord parce que ça ne correspond pas aux valeurs du Canada ni du Québec de cautionner tout un système d’exploitation d’une main-d’oeuvre bon marché. Ensuite parce que c’est dans l’intérêt du pays d’amener tous ces gens à contribuer à notre économie. « La seule façon d’avoir une croissance [économique], c’est l’immigration. »
Préjugés tenaces
Encore faudra-t-il faire fi des discours haineux et empreints de préjugés, qui sont parfois tenaces. « C’est un débat qui, dans l’arène politique, est très facile à faire dévier sur des voies populistes, dit-elle. C’est trop facile de voir [dans ces migrants] des tricheurs qui doivent être punis. Ce ne sont pas toujours les arguments scientifiques qui tiennent le haut du pavé. »
Louise Arbour lance une mise en garde contre la tentation de porter un jugement moral sur les raisons pour lesquelles les migrants sont venus jusqu’ici et sur la manière dont ils ont pu entrer au pays. Elle rappelle que la très grande majorité des migrants venus au Canada sont des personnes qui sont entrées de manière tout à fait légale, avec un visa de touriste ou d’étudiant par exemple, et qui pour toutes sortes de raisons ont décidé de rester. « Les gouvernements sont même incapables de nous dire combien ils sont. Admettons qu’il y a un demi-million de personnes dans l’irrégularité, c’est dans l’intérêt de qui de maintenir une situation comme celle-là ? De personne », affirme Louise Arbour.
La gestion équitable de la mobilité humaine demeurera sans contredit un des grands dossiers du XXIe siècle. « Il ne s’agit plus de se demander si la migration est une bonne idée, il s’agit de réfléchir à la façon dont on va gérer ça », affirme Louise Arbour. Et pour 2021, l’élargissement du programme des anges gardiens à tous les travailleurs essentiels et même à toutes les personnes qui se trouvent au Canada en situation d’irrégularité est l’unique voie possible, selon elle.
Pour l’heure, seuls certains travailleurs de la santé pourront obtenir le Saint-Graal de la résidence permanente. Les travailleurs du secteur alimentaire, les préposés au ménage et à l’entretien, les gardiens n’auront pas cette chance. « Pourquoi notre bienveillance ne s’étendrait-elle pas à ces personnes ? Si elles n’ont finalement pas rempli tous les critères pour être acceptées comme réfugiées, alors pourquoi on ne les accepterait pas comme immigrants économiques ? Vous nous aimez, on vous aime, alors vous restez. »