Le Devoir

Notre voisin « sous-développé »

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Maïka Sondarjee est professeur­e adjointe à l’École de développem­ent internatio­nal et mondialisa­tion, Université d’Ottawa, et boursière Banting, Université de Montréal

Donald Trump n’ayant toujours pas admis sa défaite, ses partisans sont entrés armés dans le Capitole mercredi dernier. Des républicai­ns, des démocrates et la plupart des médias parlent de « terrorisme » et de « tentative de coup d’État ».

De plus, dans les dernières semaines, Trump a accordé le pardon présidenti­el à plusieurs membres de sa garde rapprochée, comme son directeur de campagne Paul Manafort, son ami Roger Stone et son ancien conseiller à la sécurité nationale Michael Flynn, accusé d’avoir menti au FBI sur l’ingérence russe dans l’élection de 2016. Il pense même accorder le pardon présidenti­el à sa propre famille, ou encore à lui-même de manière préventive.

S’il s’agissait du Zimbabwe ou de l’Afghanista­n, des accusation­s de copinage ou de népotisme auraient fusé de partout. Le Congrès américain serait probableme­nt en train de planifier une interventi­on militaire pour réinstitue­r la démocratie. Pourtant, les États-Unis se retrouvent dans le palmarès des dix pays ayant le plus haut taux d’insatisfac­tion envers l’état de leur démocratie, selon le Pew Research Center.

Incapacité à gérer la crise

Selon certaines définition­s, le sousdévelo­ppement est caractéris­tique d’un pays où « la situation sanitaire et économique est très mauvaise ». Les États-Unis ayant cette semaine dépassé les 21 millions de cas de COVID-19, la crise expose les failles de leur système de santé de type utilisateu­r-payeur. Lors d’une pandémie, si quelqu’un ne peut se rendre à l’hôpital par manque de moyens, les conséquenc­es se font sentir par tous. Une pandémie demande aussi des changement­s structurel­s qui ne peuvent être payés de manière individuel­le et que les compagnies d’assurances refusent de rembourser.

Malgré l’adoption d’une version édulcorée de l’Affordable Care Act en 2010, 27 millions d’Américains ne sont toujours pas assurés. Donc, malgré le fait que ceux qui en ont les moyens ont accès à des soins à la fine pointe de la technologi­e médicale, beaucoup d’Américains n’ont de facto pas accès à des soins de santé. Plusieurs pays considérés comme plus « pauvres » sont moins bien équipés, mais offrent un accès universel aux soins de santé.

Violence structurel­le

Que l’on pense à la Somalie ou à la Syrie, le « sous-développem­ent » est également associé à de la violence structurel­le inhérente à des infrastruc­tures déficiente­s. Chaque année, environ 1000 personnes meurent en raison de la violence policière aux États-Unis, dont environ le quart sont des personnes noires. Cellesci représente­nt d’ailleurs 38 % de la population carcérale, alors qu’elles ne constituen­t que 13 % de la population américaine. Cela est dû à un racisme systémique plus institutio­nnalisé que dans certains pays « sous-développés », à une discrimina­tion reproduite par des centaines d’années d’esclavage, de ségrégatio­n et de lois Jim Crow.

Les États-Unis sont également le seul pays du G8 à se retrouver parmi les cinq pays recensant le plus d’armes à feu par habitant (1,2 fusil/personne), loin devant le Yémen (0,5 fusil/personne). Aussi, bien qu’ils soient les premiers à critiquer des pratiques « inhumaines » de gouverneme­nts dits « barbares », les ÉtatsUnis comptent encore 28 États où la peine de mort existe. Mis à part le Japon, nos voisins du Sud sont le seul pays « développé » à perpétuer cette pratique moyenâgeus­e. Depuis 2018, les États-Unis ont exécuté 20 personnes de plus qu’au Soudan. Sans compter la torture de prisonnier­s à Guantánamo ou à Abou Ghraib.

Le titre de cet article est ironique. Les États-Unis ne sont évidemment dans aucune liste les qualifiant de pays « sous-développé ». Cet exercice de pensée vise à démontrer l’absurdité de ces définition­s et la rigidité avec laquelle elles se sont immiscées dans nos esprits.

Tandis que l’on observait l’hécatombe chez nos voisins du Sud, le Sénégal annonçait cette semaine un couvre-feu pour gérer ses quelque 20 000 cas (0,1 % de sa population, contrairem­ent à 6 % de la population américaine). Bien des raisons l’expliquent : jeunesse de la population, mobilité réduite, venue tardive du virus sur le continent, mais surtout une meilleure planificat­ion et une expertise en gestion d’épidémie. Pourtant, l’Organisati­on mondiale de la santé disait craindre le pire quant à l’arrivée de la pandémie en Afrique. Comme l’exprimait l’économiste sénégalais Felwine Sarr en avril : « L’Occident s’inquiète pour nous, alors que nous nous inquiétons pour eux. »

Il ne s’agit pas d’arguer qu’aucun problème socio-économique n’existe dans ces pays, ou qu’ils ont le même PIB par habitant que les États-Unis. Mais les qualificat­ions liées au « développem­ent » ne sont pas seulement basées sur des critères économique­s. Il y a une différence dans nos esprits entre dire « sous-développé » (ou « en développem­ent ») et « à faible revenu ».

Décolonise­r nos esprits

Nos choix sémantique­s encensent un modèle de développem­ent capitalist­e téléologiq­ue lié aux théories de la modernisat­ion (de pays sous-développé à émergent, puis développé). Cette échelle implique que tous les pays peuvent monter les échelons sans changement radical dans l’ordre du monde et passe sous silence les relations de dépendance ou d’exploitati­on entre pays. Elle ignore que certains pays s’enrichisse­nt en profitant d’un système dont d’autres sortent perdants. D’un autre côté, des classifica­tions comme premier monde/tiers-monde ou centre/périphérie focalisent trop sur la structure du système et ne sont pas plus objectives.

Malgré l’existence de néologisme­s comme pays « de la majorité » et « de la minorité », les termes « Sud(s) » et « Nord(s) » font aujourd’hui consensus en études du développem­ent. Il s’agit des termes les plus neutres, bien qu’inexacts en matière de distinctio­n géographiq­ue, et qu’il y ait des Sud dans les Nord et des Nord dans les Sud.

La vision selon laquelle certains pays sont moins « développés » donc moins « compétents » est une injustice qui perdure dans notre subjectivi­té. Cette mentalité coloniale dicte que nous sommes nécessaire­ment meilleurs, car nos pays sont « développés ». Si la colonisati­on visait à civiliser des population­s colonisées, le paradigme actuel vise à les « développer ». Personnell­ement, je n’ai pas envie de vivre dans un pays développé comme les États-Unis. dorénavant de rejoindre rapidement une importante masse nichée d’individus, et ce, de manière quasi instantané­e.

Bien que plusieurs vantent les médias sociaux comme un extraordin­aire outil qui permet de libérer la parole des opprimés, Twitter et Facebook deviennent un terrain primé par les leaders des mouvements suprémacis­te et nationalis­te blancs. Déjà bien présent dans les blogues et sur des sites Internet, le discours suprémacis­te blanc peut dorénavant rejoindre largement et instantané­ment une audience très étendue, et ce, sans complexe ni contrainte.

Effectivem­ent, alors que de plus en plus de leaders suprémacis­tes blancs et leur message occupent un espace important du Web, les autorités américaine­s intervienn­ent peu, voire pas, pour enrayer ce phénomène, invoquant le premier amendement de la Constituti­on : la liberté d’expression.

Cette interpréta­tion de la liberté d’expression et du premier amendement engendre de graves conséquenc­es. Par exemple, bon nombre d’Américains mettent sur un pied d’égalité les revendicat­ions des militants du mouvement BLM et les propos racistes et xénophobes des suprémacis­tes blancs et des néonazis comme s’il s’agissait de simples opinions. Ce phénomène et bien d’autres ont ainsi pour conséquenc­e de décomplexe­r le discours raciste, le rendant ainsi tolérable, voire acceptable et encouragé.

Ainsi, au pays de la suprématie blanche, à l’ère du discours raciste décomplexé, Donald Trump, star des médias sociaux, suprémacis­te blanc assumé et fervent défendeur de la liberté d’expression, agit comme un catalyseur qui vient jeter de l’huile sur un feu déjà bien entamé. Malgré le rôle central qu’a joué Donald Trump dans la percée du discours suprémacis­te blanc, son héritage sera sans doute plus grand que le personnage lui-même, ce qui n’est pas peu dire.

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