L’ambient, prescription musicale du confinement
Il s’agit de l’une des belles histoires musicales de l’année maudite qui s’est récemment terminée : la musique ambient, un genre d’abord apaisant situé à la croisée des musiques électroniques et de la musique contemporaine, confirme son retour en force, après ses heures de gloire durant les années 1970 et 1990. Comme si le fond de l’air, politiquement et socialement chargé, comme si les effets délétères de la pandémie sur le moral collectif poussaient les mélomanes à trouver refuge dans les rassurantes mélopées des compositeurs ambient. Tendons l’oreille à un phénomène contemporain.
« Je sais en tout cas que pour moi, c’est une musique qui me fait du bien », dit l’auteur-compositeurinterprète et cinéaste Stéphane Lafleur, qui n’a pas attendu la pandémie avant de s’intéresser au genre : il y a deux ans, il lançait avec son complice Christophe Lamarche-Ledoux le premier album de leur projet ambient,
feu doux. Sous le nom Émérance, il a ensuite lancé ces derniers mois deux disques de planantes et réconfortantes explorations du synthétiseur modulaire, Forêt mixte (en mars) et, il y a un mois, Tour de machine.
« Ça me fait du bien d’en faire et d’en écouter, assure-t-il. La satisfaction d’arriver à des résultats qui me plaisent est très forte, mais aussi, comme auditeur, j’ai beaucoup écouté de musique ambient depuis le début de la pandémie. Est-ce que c’est juste une coïncidence ? Une sorte de recherche du calme ? Ou simplement parce que je suis rendu là dans ma vie ? Je ne pourrais pas dire. » Lafleur n’est pourtant pas le seul à s’être tourné vers ce style musical : si le genre, apparu dans les années 1970, revigoré dans les années 1990 à la faveur de la démocratisation des instruments électroniques, connaît une croissance notable depuis plusieurs années, la pandémie a converti de nouveaux adeptes.
Au printemps dernier, la compagnie californienne Chartmetrics, spécialiste de l’analyse et de l’interprétation de données générées par l’industrie musicale, s’est par exemple penchée sur les habitudes d’écoute des clients de la plateforme Spotify pour mesurer les variations durant la pandémie. Dans un document intitulé COVID-19’s Effect on the Global Music Business, Part 1 : Genre, Chartmetrics conclut que trois catégories musicales avaient gagné en popularité : la musique pour enfants, la famille de la musique classique (englobant la musique contemporaine et l’opéra) et ce qu’elle désigne comme les musiques ambient, de relaxation (new age y compris) et expérimentale.
En comparaison, les autres catégories recensées par Chartmetrics n’ont
pas connu de variation notable de popularité durant la pandémie, hormis pour les genres rap, rock et musiques latines qui auraient perdu l’intérêt des mélomanes, « mais potentiellement dû à d’autres facteurs et pas nécessairement en raison de la pandémie mondiale », nuance l’analyse.
Les contours flous d’un son moelleux
Ainsi, depuis cinq ans environ, on observe une recrudescence de la production d’enregistrements de musique portant l’étiquette « ambient » apparaissant sur les plateformes de diffusion et chez les disquaires. Une nouvelle génération de musiciens s’y consacre, alors que ceux qui explorent ces vastes et diffuses contrées sonores depuis le début de leur carrière obtiennent aujourd’hui la reconnaissance qui leur est due. C’est le cas des Tim Hecker, Sarah Davachi, Julianna Barwick, Fennesz ou encore William Basinski, dont l’aura dépasse désormais le cercle des initiés à la musique ambient.
Mais de quoi parle-t-on au juste ? La musique ambient est un genre aux contours aussi flous que ses structures, qui exprime une vaste gamme d’émotions, pas toujours apaisantes d’ailleurs (il existe un tel sous-genre que le dark ambient, dérivé du black metal !). Souvent harmonieux, généralement dénué de rythmiques ou de
grooves, mais pas exclusivement, il privilégie les explorations de timbres et les textures sonores aux mélodies définies. Celui à qui on attribue la paternité du genre — à tout le moins son appellation —, le compositeur et réalisateur britannique Brian Eno, présentait ainsi ce genre dans les notes de son disque
Ambient 1 : Music for Airports [1978] : « La musique ambient doit pouvoir accommoder plusieurs niveaux d’attention d’écoute sans en imposer un en particulier ; elle doit être aussi périphérique qu’intéressante. »
« Brian Eno écrivait aussi, au moment de sortir son album Reflections [2007], que c’était de la musique
“[that] makes me think things over”, qui lui permettait de réfléchir, note Lafleur. De la musique qui laisse donc beaucoup de place à l’auditeur. Moi aussi, j’essaie de faire de la musique qui se fait oublier. Elle a un peu cette fonction : oublier qu’elle est en train de jouer, pour mieux se perdre dedans. »
La fonction et la prescription
En inventant le terme « musique ambient », Eno visait à la fois à nuancer le concept de « musique d’ameublement » inventé par Érik Satie (« La musique d’ameublement est foncièrement industrielle. […] Nous voulons établir une musique faite pour satisfaire les besoins “utiles”. L’Art n’entre pas dans ces besoins », écrivait, un brin cynique, le compositeur français) en lui accordant une valeur artistique, et à étouffer les comparaisons avec la muzak, musique d’ameublement manufacturée pour cette simple fonction. N’en demeure pas moins qu’une des raisons pour lesquelles la musique ambient a gagné en popularité depuis le début de la pandémie est d’ordre purement fonctionnel, suggère le musicothérapeute Dany Bouchard.
« En confinement, les gens doivent faire davantage de télétravail, analyse-t-il. Donc, la musique peut prendre de l’importance durant ces moments puisque les gens ne sont pas dans leurs cadres de travail habituels. […] La musique ambient remplit le fond sonore, comme si ça nous permettait de nous rendre mieux conscients de nous-même, dans le moment présent. Comme une sorte de voile masquant les distractions — ce qui peut paraître paradoxal puisque la musique peut être une distraction en soi. [Les caractéristiques de cette musique] font qu’elle n’a pas nécessairement un rythme ou une mélodie qui reviennent, on est plus sur l’exploration des textures sonores, de la qualité des sons. »
Le compositeur montréalais Opinion a lancé le mois dernier l’album YT, sur la petite étiquette new-yorkaise Quiet Time. Trois enrobantes compositions, près de 80 minutes de bruits blancs se frottant à de chaudes harmonies. Un album que son auteur a longtemps écouté pour son propre soulagement avant d’accepter officiellement de le partager au monde : « J’ai connu une période où j’avais pas mal de travail assez lourd, pour ainsi dire, raconte Opinion. Du 9 à 5, toute la journée dans mon bureau, devant l’ordinateur, c’était assez déprimant et aliénant. Donc, ce que je faisais, c’est que je me baladais sur Google Map, dans plein d’endroits assez isolés », comme les vastes plaines du Kansas, l’État qui donne son nom à la première pièce de son nouvel album. « Ça me dépaysait, je trouvais ça beau. J’ai donc conçu une trame sonore qui évoquait ça. Je me sentais piégé dans mon bureau, alors j’ai fait cette musique qui me calmait les nerfs et qui, en quelque sorte, me faisait voyager aussi. »
Pour Opinion, cette musique favorise la détente — ou encore permet « d’autoréguler ses humeurs », dit autrement le musicothérapeute Dany Bouchard, qui pilote un studio de musique aménagé à l’Hôpital général de Montréal : « On appelle ça, en anglais, la music medecine, mais tout le monde fait ça déjà, ce n’est pas un secret. C’est pour ça que la musique, toutes les musiques — toutes les formes d’art, en vérité —, on s’en sert à des moments précis : une musique pour faire le ménage, pour aller courir, pour s’endormir le soir, pour faire la fête. Dans le contexte du confinement, la musique ambient devient aussi une forme de prescription musicale. »
Un régulateur apaisant
Une prescription qui a fait ses preuves médicales, confirme Isabelle Peretz, professeure titulaire au Département de psychologie de l’Université de Montréal, membre de la Chaire de recherche du Canada en neurocognition de la musique et du Laboratoire international de recherche sur le cerveau, la musique et le son (BRAMS) : « La musique diminue la douleur, comme un effet placebo — c’est très fort, même les médecins en sont impressionnés », affirme la spécialiste, qui nous renvoie à une importante découverte faite par le laboratoire barcelonais du docteur Robert Zatorre de l’Université McGill, codirecteur du BRAMS. Son équipe et lui ont réussi à prouver la théorie avançant que l’écoute d’une musique qu’on aime « vient relâcher la dopamine dans le circuit du plaisir » du cerveau, agissant positivement dans la sensation de plaisir.
Le tempo, le timbre, le mode d’une pièce musicale peuvent avoir un effet d’ordre biologique sur l’auditeur, dit aussi Isabelle Peretz : « Un effet sur notre respiration, en partant. En principe, votre respiration se synchronise avec la pulsion de la musique », par essence lente en ce qui concerne la musique ambient. « Et la respiration, c’est ce qui déclenche tout le reste : le rythme cardiaque, les sécrétions de type parasympathique ou sympathique » comme la dopamine. « Donc oui, il y a des liens très directs entre la musique et le système biologique. C’est tout l’aspect apaisant de cette musique qui mérite d’être exploré, ainsi que son rôle régulateur. »
« J’ai beaucoup de proches qui font du télétravail, observe Stéphane Lafleur, des travailleurs autonomes condamnés à travailler à la maison devant leurs laptops et qui écoutent de la musique ambient pour mieux se concentrer. En tout cas, moi, j’en écoute lorsque j’écris. Encore une fois, c’est une musique qui se fait un peu oublier, mais à laquelle à un moment je m’attarde et où j’en découvre toutes les subtilités. C’est ce qui est beau dans cette musique-là. »