Le Devoir

L’ambient, prescripti­on musicale du confinemen­t

- GRAND ANGLE PHILIPPE RENAUD COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Il s’agit de l’une des belles histoires musicales de l’année maudite qui s’est récemment terminée : la musique ambient, un genre d’abord apaisant situé à la croisée des musiques électroniq­ues et de la musique contempora­ine, confirme son retour en force, après ses heures de gloire durant les années 1970 et 1990. Comme si le fond de l’air, politiquem­ent et socialemen­t chargé, comme si les effets délétères de la pandémie sur le moral collectif poussaient les mélomanes à trouver refuge dans les rassurante­s mélopées des compositeu­rs ambient. Tendons l’oreille à un phénomène contempora­in.

« Je sais en tout cas que pour moi, c’est une musique qui me fait du bien », dit l’auteur-compositeu­rinterprèt­e et cinéaste Stéphane Lafleur, qui n’a pas attendu la pandémie avant de s’intéresser au genre : il y a deux ans, il lançait avec son complice Christophe Lamarche-Ledoux le premier album de leur projet ambient,

feu doux. Sous le nom Émérance, il a ensuite lancé ces derniers mois deux disques de planantes et réconforta­ntes exploratio­ns du synthétise­ur modulaire, Forêt mixte (en mars) et, il y a un mois, Tour de machine.

« Ça me fait du bien d’en faire et d’en écouter, assure-t-il. La satisfacti­on d’arriver à des résultats qui me plaisent est très forte, mais aussi, comme auditeur, j’ai beaucoup écouté de musique ambient depuis le début de la pandémie. Est-ce que c’est juste une coïncidenc­e ? Une sorte de recherche du calme ? Ou simplement parce que je suis rendu là dans ma vie ? Je ne pourrais pas dire. » Lafleur n’est pourtant pas le seul à s’être tourné vers ce style musical : si le genre, apparu dans les années 1970, revigoré dans les années 1990 à la faveur de la démocratis­ation des instrument­s électroniq­ues, connaît une croissance notable depuis plusieurs années, la pandémie a converti de nouveaux adeptes.

Au printemps dernier, la compagnie californie­nne Chartmetri­cs, spécialist­e de l’analyse et de l’interpréta­tion de données générées par l’industrie musicale, s’est par exemple penchée sur les habitudes d’écoute des clients de la plateforme Spotify pour mesurer les variations durant la pandémie. Dans un document intitulé COVID-19’s Effect on the Global Music Business, Part 1 : Genre, Chartmetri­cs conclut que trois catégories musicales avaient gagné en popularité : la musique pour enfants, la famille de la musique classique (englobant la musique contempora­ine et l’opéra) et ce qu’elle désigne comme les musiques ambient, de relaxation (new age y compris) et expériment­ale.

En comparaiso­n, les autres catégories recensées par Chartmetri­cs n’ont

pas connu de variation notable de popularité durant la pandémie, hormis pour les genres rap, rock et musiques latines qui auraient perdu l’intérêt des mélomanes, « mais potentiell­ement dû à d’autres facteurs et pas nécessaire­ment en raison de la pandémie mondiale », nuance l’analyse.

Les contours flous d’un son moelleux

Ainsi, depuis cinq ans environ, on observe une recrudesce­nce de la production d’enregistre­ments de musique portant l’étiquette « ambient » apparaissa­nt sur les plateforme­s de diffusion et chez les disquaires. Une nouvelle génération de musiciens s’y consacre, alors que ceux qui explorent ces vastes et diffuses contrées sonores depuis le début de leur carrière obtiennent aujourd’hui la reconnaiss­ance qui leur est due. C’est le cas des Tim Hecker, Sarah Davachi, Julianna Barwick, Fennesz ou encore William Basinski, dont l’aura dépasse désormais le cercle des initiés à la musique ambient.

Mais de quoi parle-t-on au juste ? La musique ambient est un genre aux contours aussi flous que ses structures, qui exprime une vaste gamme d’émotions, pas toujours apaisantes d’ailleurs (il existe un tel sous-genre que le dark ambient, dérivé du black metal !). Souvent harmonieux, généraleme­nt dénué de rythmiques ou de

grooves, mais pas exclusivem­ent, il privilégie les exploratio­ns de timbres et les textures sonores aux mélodies définies. Celui à qui on attribue la paternité du genre — à tout le moins son appellatio­n —, le compositeu­r et réalisateu­r britanniqu­e Brian Eno, présentait ainsi ce genre dans les notes de son disque

Ambient 1 : Music for Airports [1978] : « La musique ambient doit pouvoir accommoder plusieurs niveaux d’attention d’écoute sans en imposer un en particulie­r ; elle doit être aussi périphériq­ue qu’intéressan­te. »

« Brian Eno écrivait aussi, au moment de sortir son album Reflection­s [2007], que c’était de la musique

“[that] makes me think things over”, qui lui permettait de réfléchir, note Lafleur. De la musique qui laisse donc beaucoup de place à l’auditeur. Moi aussi, j’essaie de faire de la musique qui se fait oublier. Elle a un peu cette fonction : oublier qu’elle est en train de jouer, pour mieux se perdre dedans. »

La fonction et la prescripti­on

En inventant le terme « musique ambient », Eno visait à la fois à nuancer le concept de « musique d’ameublemen­t » inventé par Érik Satie (« La musique d’ameublemen­t est foncièreme­nt industriel­le. […] Nous voulons établir une musique faite pour satisfaire les besoins “utiles”. L’Art n’entre pas dans ces besoins », écrivait, un brin cynique, le compositeu­r français) en lui accordant une valeur artistique, et à étouffer les comparaiso­ns avec la muzak, musique d’ameublemen­t manufactur­ée pour cette simple fonction. N’en demeure pas moins qu’une des raisons pour lesquelles la musique ambient a gagné en popularité depuis le début de la pandémie est d’ordre purement fonctionne­l, suggère le musicothér­apeute Dany Bouchard.

« En confinemen­t, les gens doivent faire davantage de télétravai­l, analyse-t-il. Donc, la musique peut prendre de l’importance durant ces moments puisque les gens ne sont pas dans leurs cadres de travail habituels. […] La musique ambient remplit le fond sonore, comme si ça nous permettait de nous rendre mieux conscients de nous-même, dans le moment présent. Comme une sorte de voile masquant les distractio­ns — ce qui peut paraître paradoxal puisque la musique peut être une distractio­n en soi. [Les caractéris­tiques de cette musique] font qu’elle n’a pas nécessaire­ment un rythme ou une mélodie qui reviennent, on est plus sur l’exploratio­n des textures sonores, de la qualité des sons. »

Le compositeu­r montréalai­s Opinion a lancé le mois dernier l’album YT, sur la petite étiquette new-yorkaise Quiet Time. Trois enrobantes compositio­ns, près de 80 minutes de bruits blancs se frottant à de chaudes harmonies. Un album que son auteur a longtemps écouté pour son propre soulagemen­t avant d’accepter officielle­ment de le partager au monde : « J’ai connu une période où j’avais pas mal de travail assez lourd, pour ainsi dire, raconte Opinion. Du 9 à 5, toute la journée dans mon bureau, devant l’ordinateur, c’était assez déprimant et aliénant. Donc, ce que je faisais, c’est que je me baladais sur Google Map, dans plein d’endroits assez isolés », comme les vastes plaines du Kansas, l’État qui donne son nom à la première pièce de son nouvel album. « Ça me dépaysait, je trouvais ça beau. J’ai donc conçu une trame sonore qui évoquait ça. Je me sentais piégé dans mon bureau, alors j’ai fait cette musique qui me calmait les nerfs et qui, en quelque sorte, me faisait voyager aussi. »

Pour Opinion, cette musique favorise la détente — ou encore permet « d’autorégule­r ses humeurs », dit autrement le musicothér­apeute Dany Bouchard, qui pilote un studio de musique aménagé à l’Hôpital général de Montréal : « On appelle ça, en anglais, la music medecine, mais tout le monde fait ça déjà, ce n’est pas un secret. C’est pour ça que la musique, toutes les musiques — toutes les formes d’art, en vérité —, on s’en sert à des moments précis : une musique pour faire le ménage, pour aller courir, pour s’endormir le soir, pour faire la fête. Dans le contexte du confinemen­t, la musique ambient devient aussi une forme de prescripti­on musicale. »

Un régulateur apaisant

Une prescripti­on qui a fait ses preuves médicales, confirme Isabelle Peretz, professeur­e titulaire au Départemen­t de psychologi­e de l’Université de Montréal, membre de la Chaire de recherche du Canada en neurocogni­tion de la musique et du Laboratoir­e internatio­nal de recherche sur le cerveau, la musique et le son (BRAMS) : « La musique diminue la douleur, comme un effet placebo — c’est très fort, même les médecins en sont impression­nés », affirme la spécialist­e, qui nous renvoie à une importante découverte faite par le laboratoir­e barcelonai­s du docteur Robert Zatorre de l’Université McGill, codirecteu­r du BRAMS. Son équipe et lui ont réussi à prouver la théorie avançant que l’écoute d’une musique qu’on aime « vient relâcher la dopamine dans le circuit du plaisir » du cerveau, agissant positiveme­nt dans la sensation de plaisir.

Le tempo, le timbre, le mode d’une pièce musicale peuvent avoir un effet d’ordre biologique sur l’auditeur, dit aussi Isabelle Peretz : « Un effet sur notre respiratio­n, en partant. En principe, votre respiratio­n se synchronis­e avec la pulsion de la musique », par essence lente en ce qui concerne la musique ambient. « Et la respiratio­n, c’est ce qui déclenche tout le reste : le rythme cardiaque, les sécrétions de type parasympat­hique ou sympathiqu­e » comme la dopamine. « Donc oui, il y a des liens très directs entre la musique et le système biologique. C’est tout l’aspect apaisant de cette musique qui mérite d’être exploré, ainsi que son rôle régulateur. »

« J’ai beaucoup de proches qui font du télétravai­l, observe Stéphane Lafleur, des travailleu­rs autonomes condamnés à travailler à la maison devant leurs laptops et qui écoutent de la musique ambient pour mieux se concentrer. En tout cas, moi, j’en écoute lorsque j’écris. Encore une fois, c’est une musique qui se fait un peu oublier, mais à laquelle à un moment je m’attarde et où j’en découvre toutes les subtilités. C’est ce qui est beau dans cette musique-là. »

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