Le Devoir

La colère et la gratitude de Caroline Dawson

Dans Là où je me terre, son premier roman, l’immigratio­n est à la fois miracle et tragédie

- DOMINIC TARDIF

« Je sais surtout qu’on apprivoisa­it l’hiver en même temps qu’on apprenait les mots pour le dire : “neige, poudrerie, pluie verglaçant­e” », écrit Caroline Dawson, qui encapsule en ce qui ne pourrait être qu’une banale anecdote toute la densité de cette expérience — anxiogène, douloureus­e, parfois poétique — que représente l’immigratio­n. Un sujet complexe qu’elle prend le pari d’aborder avec toute l’implacable transparen­ce que suppose la simplicité, dans son premier roman, Là où je me terre.

La petite Caroline a sept ans lorsque sa famille fuit la dictature de Pinochet pour le Canada. Ses parents, ses deux frères et elle sont à bord d’un avion le 24 décembre 1986, si bien que la jeune fille se préoccupe alors surtout du père Noël : comment parviendra-t-il à la localiser, quelque part dans le ciel, entre deux hémisphère­s ? Elle trouvera au réveil une Barbie à ses côtés, premier geste d’abnégation d’une mère — ne pas oublier de placer des cadeaux pour les enfants dans les bagages à main — dont ce livre dresse l’inventaire des dévouement­s.

Chronique du renoncemen­t de soi à laquelle la proverbial­e intégratio­n accule trop souvent, Là où je me terre raconte en une suite d’épisodes de quelques pages le quotidien d’une famille de réfugiés avec ce rare sens pour le détail qui, soudaineme­nt, permet de mesurer à quel point tout ce que suppose concrèteme­nt cette vie d’immigrants — que nous pensions connaître — nous était en fait étranger : l’apprentiss­age du français à l’aide de mots désignant des sports jamais pratiqués (« ski alpin »), les heures à tuer le soir, dans les bureaux d’une banque, pendant que les parents devenus concierges récurent les toilettes, les quolibets des camarades de classe dégoûtés par des sandwiches au dulce de leche, etc.

Aux récits d’immigratio­n brandissan­t le mot « résilience » sans s’intéresser à ce qui se trame sous sa surface, Caroline Dawson oppose son refus désormais obstiné de ne pas dire les nombreuses tragédies, petites ou grandes, au prix desquelles le miracle de la vie québécoise des siens aura été possible.

Là où je me terre ressemble ainsi beaucoup à une promesse que la professeur­e de sociologie (et soeur aînée de l’écrivain Nicholas Dawson) se ferait à elle-même : toujours se souvenir de ce que sa mère a dû sacrifier afin de procurer à ses enfants l’existence la plus douce possible. La force de ce roman en grande partie autobiogra­phique réside en ce que la colère n’y entame jamais la gratitude, et en ce que la gratitude n’y ramollit jamais la colère de constater que le confort des mieux nantis continue de s’édifier sur le labeur mal rémunéré de celles qui ne peuvent dire non. « Sous la propreté que ma mère faisait advenir, il y avait leur crasse. »

À l’heure où il semble difficile pour plusieurs d’admettre qu’il est tout à fait possible de critiquer les structures sociales facilitant l’exploitati­on et l’obéissance de ceux n’appartenan­t pas à la majorité historique blanche et francophon­e, sans pour autant mépriser la culture québécoise, Là où

je me terre refuse d’édulcorer sa descriptio­n de la vie dure qui attend ici bien des immigrants, mais contient aussi plusieurs bouleversa­ntes pages sur le pouvoir consolateu­r de la voix de Marie Eykel, ainsi que sur celui, transforma­teur, de l’oeuvre de Réjean Ducharme. Exiger du Québec le meilleur, nous rappelle en creux Caroline Dawson, constitue sans doute la plus féconde façon de l’aimer.

 ?? ADIL BOUKIND LE DEVOIR ?? Le premier roman de Caroline Dawson raconte en une suite d’épisodes de quelques pages le quotidien d’une famille de réfugiés.
ADIL BOUKIND LE DEVOIR Le premier roman de Caroline Dawson raconte en une suite d’épisodes de quelques pages le quotidien d’une famille de réfugiés.
 ??  ?? Là où je me terre
Caroline Dawson, Éditions du remueménag­e, Montréal, 2020, 208 pages
Là où je me terre Caroline Dawson, Éditions du remueménag­e, Montréal, 2020, 208 pages

Newspapers in French

Newspapers from Canada