Le Devoir

Le monstre qui en cache un autre

Shadow in the Cloud insuffle un propos féministe à son mélange tonique de films de guerre et d’horreur

- GRAND ANGLE FRANÇOIS LÉVESQUE LE DEVOIR

On le sait, les cinémas demeurent fermés alors que la pandémie perdure. Il n’empêche, des films continuent de paraître, virtuellem­ent s’entend. Dans ce contexte de reports de sorties et de lancements imprévus en vidéo sur demande, il est difficile de rester à jour, et le fait est que de bons titres peuvent passer sous le radar. C’est le cas de Shadow in the Cloud, sorti en VSD pile le jour du Nouvel An. Il s’agit d’un mélange tonique de films d’horreur et de film de guerre. C’est toutefois le propos féministe, habilement développé tant dans la forme que dans le fond, qui distingue ce premier long métrage de Roseanne Liang : un exploit, considéran­t la genèse du projet. On y reviendra.

Campée durant la Deuxième Guerre mondiale, en 1943, l’action démarre dans une base alliée de NouvelleZé­lande. Un bras dans une écharpe, l’autre transporta­nt un mystérieux paquet, une jeune femme s’amène sur une piste d’atterrissa­ge brumeuse au plus noir de la nuit. Avec ce signaleur dont elle aperçoit au loin la silhouette (ou peut-être pas ?), l’ambiance est quasi surnaturel­le.

La protagonis­te s’appelle Maude Garrett, est officière d’aviation, et son embarcatio­n inopinée à bord du

Fool’s Errand ne fait pas du tout l’affaire de l’équipage mâle. Entre machisme ordinaire et superstiti­ons quant aux femmes qui porteraien­t malheur en vol, Maude est d’emblée confrontée à un niveau élevé d’animosité. Illico, on l’envoie dans la tourelle boule (ball turret) logée sous l’avion. C’est dans cet espace exiguë que l’héroïne passera tout le premier (et meilleur) acte du film. Après un bris de la porte, elle en deviendra carrément prisonnièr­e.

À noter qu’ici, on songe à « The Mission », un épisode de la série Amazing Stories (1985) réalisé par Steven Spielberg se déroulant lui aussi pendant la Deuxième Guerre mondiale, et dans lequel un officier coincé dans cette bulle d’acier sous l’avion est l’instigateu­r d’un miracle.

Et bref, tandis que sur les ondes de la radio, ces messieurs commentent son physique et détaillent ce qu’ils aimeraient lui faire, Maude repère une créature sous l’une des ailes de l’avion. Lorsqu’elle alerte ses collègues, ils la traient évidemment d’hystérique.

La suite leur donnera grand tort.

Jouissive ironie

Nombreux et divertissa­nts, les rebondisse­ments subséquent­s ne sont en l’occurrence pas ce que Shadow in the

Cloud a de plus intéressan­t à offrir. En effet, lors dudit premier acte, Roseanne Liang parvient à traduire en termes visuels, de manière aussi économique qu’éloquente, l’impuissanc­e qu’une femme peut ressentir lorsqu’à la merci d’un boys’club.

La modulation est saisissant­e. Maude encaisse d’abord les insultes : sa colère est visible sur son visage, mais sa voix ne laisse rien paraître — acheter la paix… Comme l’héroïne, on entend les invectives sans voir qui les profère : chorale misogyne. Par la suite, Maude tente de gagner le respect de ses collègues, en vain. Elle se rebiffe donc. Sa place, elle ne la prend pas : elle la fait.

Pendant ce temps, le « gremlin » compromet le fonctionne­ment d’un des moteurs. Pour mémoire, le mythe des gremlins a vu le jour au lendemain de la Première Guerre mondiale, au sein de la Royal Air Force britanniqu­e : des officiers de l’aviation accusaient parfois ces créatures d’avoir saboté leur avion. Durant la Seconde Guerre mondiale, on utilisa la figure du gremlin dans des dessins animés pédagogiqu­es et des affiches visant à rappeler au personnel de bien entretenir les avions (un tel court métrage ouvre le film).

Les nostalgiqu­es s’en souviendro­nt peut-être, un tel gremlin est au centre d’un des épisodes les plus célèbres de l’auguste série The Twilight Zone.

Écrit par Richard Matheson, « Nightmare at 20,000 Feet » (1963) relate la terreur croissante d’un passager qui, après avoir vu une créature faire du grabuge sur une aile, est pris pour un fou. L’histoire fut reprise vingt ans plus tard dans le film anthologiq­ue

Twilight Zone. John Landis en était l’un des coréalisat­eurs (mais pas de ce segment) et coproducte­urs (avec Steven Spielberg, tiens).

Or, et c’est ici que la genèse du film de Roseanne Liang devient fascinante, c’est le fils de John Landis, Max Landis, qui écrivit la première mouture du scénario de Shadow in the Cloud.

Rattrapé par le mouvement #MeToo (allégation­s multiples de violence psychologi­que et d’agressions sexuelles), Max Landis est tombé en disgrâce en 2019. Sauf qu’à ce stade, Roseanne Liang avait déjà récupéré le scénario pour le mettre à sa main.

Comment ? Notamment, et on appréciera la jouissive ironie, en proposant en filigrane une déconstruc­tion du phénomène de masculinit­é toxique. À Indiewire, la réalisatri­ce confiait avoir imaginé les personnage­s masculins comme une « meute de loups ».

« Ils représente­nt différente­s facettes de la misogynie, et ils sont pires lorsqu’ils sont ensemble. Nous nous en tenons pas mal au point de vue de Maude, et nous ne voyons pas les hommes très souvent. Ils se fondent un peu les uns dans les autres, mais lorsque j’écrivais [le scénario], je savais ce que chaque homme représente. »

Réalisme fluctuant

Il y a pour le compte, en sous-texte, un aspect presque « codé » au film. Film qui, par l’entremise de la métaphore, décline toute la gamme des affronts et abus qu’une femme peut subir à un moment ou à un autre de son existence. D’ailleurs, le monstre

Shadow in the Cloud (V.O.)

1/2 Aventures de Roseanne Liang. Avec Chloë Grace Moretz, Taylor John Smith, Beulah Koale. États-Unis, NouvelleZé­lande, 2020, 83 minutes. Offert en VSD sur iTunes et Microsoft.

Si le film ne prétend jamais souscrire à un réalisme rigoureux, il reste que certains passages sont vraiment tirés par les cheveux. Quoiqu’à la vue d’une Chloë Grace Moretz (qui porte le film et qui est excellente) agrippée à l’aile de l’avion, on se dit que quantité de personnage­s masculins ont déjà été en pareille posture, alors pourquoi pas elle ?

proprement dit, tout réel soit-il dans le cadre de l’intrigue, en cache un autre, métaphoriq­ue, justement.

De fait, à mesure que Maude livre ses secrets, cette vile créature qui la poursuit et la persécute pourra être perçue comme l’incarnatio­n d’un mal beaucoup plus prosaïque (qui verra comprendra). Sur le plan technique, Shadow in the Cloud est doté d’une belle facture rétro, d’effets spéciaux de bonne tenue et d’une musique électroniq­ue à la John Carpenter (ou à la Stranger Things, selon l’âge de qui regarde) très très chouette. Sur le front narratif, si le film ne prétend jamais souscrire à un réalisme rigoureux, il reste que certains passages sont vraiment tirés par les cheveux, même en s’en tenant à la logique interne du récit.

Quoiqu’à la vue d’une Chloë Grace Moretz (qui porte le film et qui est excellente) agrippée à l’aile de l’avion, on se dit que quantité de personnage­s masculins ont déjà été en pareille posture, alors pourquoi pas elle ? À terme, le point de comparaiso­n le plus pertinent est sans doute la Ellen Ripley d’Aliens.

Passé les trépidatio­ns du deuxième acte, le troisième s’étire. En revanche, l’ensemble est mené avec aplomb par Roseanne Liang. Pas qu’un bon film « pop-corn », Shadow in

the Cloud abrite ample matière à réflexion dans sa carlingue.

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FOUR KNIGHTS FILMS La protagonis­te s’appelle Maude Garrett (Chloë Grace Moretz), est officière d’aviation, et son embarcatio­n inopinée à bord du Fool’s Errand ne fait pas du tout l’affaire de l’équipage mâle.
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