Le monstre qui en cache un autre
Shadow in the Cloud insuffle un propos féministe à son mélange tonique de films de guerre et d’horreur
On le sait, les cinémas demeurent fermés alors que la pandémie perdure. Il n’empêche, des films continuent de paraître, virtuellement s’entend. Dans ce contexte de reports de sorties et de lancements imprévus en vidéo sur demande, il est difficile de rester à jour, et le fait est que de bons titres peuvent passer sous le radar. C’est le cas de Shadow in the Cloud, sorti en VSD pile le jour du Nouvel An. Il s’agit d’un mélange tonique de films d’horreur et de film de guerre. C’est toutefois le propos féministe, habilement développé tant dans la forme que dans le fond, qui distingue ce premier long métrage de Roseanne Liang : un exploit, considérant la genèse du projet. On y reviendra.
Campée durant la Deuxième Guerre mondiale, en 1943, l’action démarre dans une base alliée de NouvelleZélande. Un bras dans une écharpe, l’autre transportant un mystérieux paquet, une jeune femme s’amène sur une piste d’atterrissage brumeuse au plus noir de la nuit. Avec ce signaleur dont elle aperçoit au loin la silhouette (ou peut-être pas ?), l’ambiance est quasi surnaturelle.
La protagoniste s’appelle Maude Garrett, est officière d’aviation, et son embarcation inopinée à bord du
Fool’s Errand ne fait pas du tout l’affaire de l’équipage mâle. Entre machisme ordinaire et superstitions quant aux femmes qui porteraient malheur en vol, Maude est d’emblée confrontée à un niveau élevé d’animosité. Illico, on l’envoie dans la tourelle boule (ball turret) logée sous l’avion. C’est dans cet espace exiguë que l’héroïne passera tout le premier (et meilleur) acte du film. Après un bris de la porte, elle en deviendra carrément prisonnière.
À noter qu’ici, on songe à « The Mission », un épisode de la série Amazing Stories (1985) réalisé par Steven Spielberg se déroulant lui aussi pendant la Deuxième Guerre mondiale, et dans lequel un officier coincé dans cette bulle d’acier sous l’avion est l’instigateur d’un miracle.
Et bref, tandis que sur les ondes de la radio, ces messieurs commentent son physique et détaillent ce qu’ils aimeraient lui faire, Maude repère une créature sous l’une des ailes de l’avion. Lorsqu’elle alerte ses collègues, ils la traient évidemment d’hystérique.
La suite leur donnera grand tort.
Jouissive ironie
Nombreux et divertissants, les rebondissements subséquents ne sont en l’occurrence pas ce que Shadow in the
Cloud a de plus intéressant à offrir. En effet, lors dudit premier acte, Roseanne Liang parvient à traduire en termes visuels, de manière aussi économique qu’éloquente, l’impuissance qu’une femme peut ressentir lorsqu’à la merci d’un boys’club.
La modulation est saisissante. Maude encaisse d’abord les insultes : sa colère est visible sur son visage, mais sa voix ne laisse rien paraître — acheter la paix… Comme l’héroïne, on entend les invectives sans voir qui les profère : chorale misogyne. Par la suite, Maude tente de gagner le respect de ses collègues, en vain. Elle se rebiffe donc. Sa place, elle ne la prend pas : elle la fait.
Pendant ce temps, le « gremlin » compromet le fonctionnement d’un des moteurs. Pour mémoire, le mythe des gremlins a vu le jour au lendemain de la Première Guerre mondiale, au sein de la Royal Air Force britannique : des officiers de l’aviation accusaient parfois ces créatures d’avoir saboté leur avion. Durant la Seconde Guerre mondiale, on utilisa la figure du gremlin dans des dessins animés pédagogiques et des affiches visant à rappeler au personnel de bien entretenir les avions (un tel court métrage ouvre le film).
Les nostalgiques s’en souviendront peut-être, un tel gremlin est au centre d’un des épisodes les plus célèbres de l’auguste série The Twilight Zone.
Écrit par Richard Matheson, « Nightmare at 20,000 Feet » (1963) relate la terreur croissante d’un passager qui, après avoir vu une créature faire du grabuge sur une aile, est pris pour un fou. L’histoire fut reprise vingt ans plus tard dans le film anthologique
Twilight Zone. John Landis en était l’un des coréalisateurs (mais pas de ce segment) et coproducteurs (avec Steven Spielberg, tiens).
Or, et c’est ici que la genèse du film de Roseanne Liang devient fascinante, c’est le fils de John Landis, Max Landis, qui écrivit la première mouture du scénario de Shadow in the Cloud.
Rattrapé par le mouvement #MeToo (allégations multiples de violence psychologique et d’agressions sexuelles), Max Landis est tombé en disgrâce en 2019. Sauf qu’à ce stade, Roseanne Liang avait déjà récupéré le scénario pour le mettre à sa main.
Comment ? Notamment, et on appréciera la jouissive ironie, en proposant en filigrane une déconstruction du phénomène de masculinité toxique. À Indiewire, la réalisatrice confiait avoir imaginé les personnages masculins comme une « meute de loups ».
« Ils représentent différentes facettes de la misogynie, et ils sont pires lorsqu’ils sont ensemble. Nous nous en tenons pas mal au point de vue de Maude, et nous ne voyons pas les hommes très souvent. Ils se fondent un peu les uns dans les autres, mais lorsque j’écrivais [le scénario], je savais ce que chaque homme représente. »
Réalisme fluctuant
Il y a pour le compte, en sous-texte, un aspect presque « codé » au film. Film qui, par l’entremise de la métaphore, décline toute la gamme des affronts et abus qu’une femme peut subir à un moment ou à un autre de son existence. D’ailleurs, le monstre
Shadow in the Cloud (V.O.)
1/2 Aventures de Roseanne Liang. Avec Chloë Grace Moretz, Taylor John Smith, Beulah Koale. États-Unis, NouvelleZélande, 2020, 83 minutes. Offert en VSD sur iTunes et Microsoft.
Si le film ne prétend jamais souscrire à un réalisme rigoureux, il reste que certains passages sont vraiment tirés par les cheveux. Quoiqu’à la vue d’une Chloë Grace Moretz (qui porte le film et qui est excellente) agrippée à l’aile de l’avion, on se dit que quantité de personnages masculins ont déjà été en pareille posture, alors pourquoi pas elle ?
proprement dit, tout réel soit-il dans le cadre de l’intrigue, en cache un autre, métaphorique, justement.
De fait, à mesure que Maude livre ses secrets, cette vile créature qui la poursuit et la persécute pourra être perçue comme l’incarnation d’un mal beaucoup plus prosaïque (qui verra comprendra). Sur le plan technique, Shadow in the Cloud est doté d’une belle facture rétro, d’effets spéciaux de bonne tenue et d’une musique électronique à la John Carpenter (ou à la Stranger Things, selon l’âge de qui regarde) très très chouette. Sur le front narratif, si le film ne prétend jamais souscrire à un réalisme rigoureux, il reste que certains passages sont vraiment tirés par les cheveux, même en s’en tenant à la logique interne du récit.
Quoiqu’à la vue d’une Chloë Grace Moretz (qui porte le film et qui est excellente) agrippée à l’aile de l’avion, on se dit que quantité de personnages masculins ont déjà été en pareille posture, alors pourquoi pas elle ? À terme, le point de comparaison le plus pertinent est sans doute la Ellen Ripley d’Aliens.
Passé les trépidations du deuxième acte, le troisième s’étire. En revanche, l’ensemble est mené avec aplomb par Roseanne Liang. Pas qu’un bon film « pop-corn », Shadow in
the Cloud abrite ample matière à réflexion dans sa carlingue.