Le Devoir

Nous sommes piégés

- EMILIE NICOLAS

Nous voilà pris au fond d’un piège, réduits à nous y débattre. Pas parce que nous n’avons pas été assez gentils pendant le temps des Fêtes. Mais parce que depuis au moins 25 ans, le filet social et le système de santé ont été activement fragilisés par tous les partis politiques qui se sont succédé au pouvoir tant à Québec qu’à Ottawa. On a suivi l’un des grands commandeme­nts du néolibéral­isme sans frontières : tu sous-financeras les services publics. Alors la classe moyenne s’en désolidari­sera, et démanteler le système peu à peu, tu pourras.

En ce début d’année, on fait face aux conséquenc­es. Même si les experts en santé publique savent depuis longtemps que les pandémies existent, notre système de santé n’a pas la capacité de répondre aux besoins en soins de l’ensemble de la population — même en temps normal, les délais d’attente sont à la limite du tolérable. À peu près tout le personnel du secteur de la santé est souspayé, à l’exception des médecins. Les prix des loyers augmentent et les gens sont de plus en plus nombreux à s’entasser dans de petits logements où la distanciat­ion physique est impossible. Les organismes communauta­ires qui soutiennen­t la population plus vulnérable sont mal financés. On vit dans l’un des pays les plus riches du monde, mais la pauvreté est toujours une réalité, et cette pauvreté est corrélée avec toutes sortes de problèmes de santé chroniques qui augmentent les risques de complicati­on face à la COVID-19. Les soins aux aînés sont en bonne partie une affaire privée axée sur le profit, où l’on déplore la pénurie de main-d’oeuvre, mais on refuse d’améliorer substantie­llement les conditions de travail, et où il a fallu carrément envoyer l’armée pour stabiliser l’hécatombe.

À cause de tout ça et plus encore, donc, nous sommes à quelques semaines à peine d’une situation catastroph­ique dans nos urgences, où le personnel hospitalie­r risque d’être placé devant des dilemmes éthiques et des drames humains impossible­s. Ça commence déjà, tranquille­ment.

Devant la situation, le gouverneme­nt envoie un signal fort. On ne peut, en deux ou trois semaines, renverser les dommages du temps et opérer des transforma­tions structurel­les. On peut toutefois lancer des injonction­s aux individus et déterminer quelles libertés fondamenta­les il serait raisonnabl­e de retirer temporaire­ment aux citoyens en vue de l’urgence sanitaire. Pris dans ce piège, donc, on se questionne : quelle est la meilleure mauvaise réponse ? La québécoise ou l’ontarienne ? N’y aurait-il pas une manière plus douce de faire la transition vers un État policier ?

Le couvre-feu est une mesure terrible pour les femmes et les enfants qui subissent de la violence domestique, les sans-abri, les mal-logés et les travailleu­rs essentiels qui risquent désormais d’être abordés par les policiers chaque soir, en récompense pour les services rendus. Mais lorsqu’on est à ce point pris au fond du baril, on ne peut que proposer quelques amendement­s, quelques solutions de rechange à une stratégie de la dernière chance qui aura nécessaire­ment un impact démesuré sur les plus précaires.

Il y a aussi plusieurs personnes bien à l’aise chez elles qui ont joué sur les limites des règles dans les dernières semaines, voire les derniers mois, sans bonne raison, ce qui contribue très certaineme­nt à la contaminat­ion communauta­ire. En ce sens, la responsabi­lité individuel­le et le sens civique ont aussi un rôle important à jouer dans notre sort partagé.

Le problème, c’est que le discours gouverneme­ntal porte là-dessus, et presque uniquement là-dessus. La faute comme le pouvoir d’action sont rejetés, à chaque point de presse, sur les individus. Ce faisant, on passe complèteme­nt à côté de l’examen politique de ce qui nous a menés là, dans ce piège. Ou si on parle de fautes politiques, on pointe Ottawa. Et Ottawa pointe les provinces. Bien commode.

Avec les premiers ministres des autres provinces, François Legault demande une augmentati­on des transferts fédéraux en santé. Mais contrairem­ent à plusieurs de ses homologues, il invoque souvent l’augmentati­on de la dette provincial­e pour justifier la demande. À première vue, c’est très bien. Quand on y regarde de plus près, on comprend que les nouveaux fonds d’Ottawa pourraient être utilisés pour équilibrer les budgets provinciau­x, ce qui n’avance pas à grand-chose les citoyens inquiets pour leur mère en CHSLD, leur conjoint à l’urgence, leurs enfants à l’école publique ou leur amie infirmière à bout de souffle.

Si Ottawa demande de savoir ce qui serait fait avec l’argent, Québec rétorque : pas vos affaires, nos compétence­s ! Mais est-ce qu’on pose la question à Québec ? Est-ce qu’on ouvre un dialogue social, entre Québécois, sur la façon dont on se sort de ce marasme construit non pas au cours de la dernière année, mais plutôt des dernières décennies ?

On répondra que ce n’est pas le moment, qu’on se concentre sur l’urgence des prochains jours et que l’heure des bilans viendra. Sauf que nous en sommes là, dans ce piège, parce que le « bon moment » n’est jamais venu alors que les décennies sont passées. Il faut donc en conclure que ce moment ne viendra que lorsqu’on perdra patience, comme peuple, et que ces questions politiques fondamenta­les deviendron­t impossible­s à ignorer par nos dirigeants.

Si le Québec sort de cette crise grandi, ce ne sera pas parce que Papa nous a dit d’aller faire dodo à 20 h et que nous avons bien écouté et qu’on peut se féliciter de notre respect des consignes. Mais parce qu’on aura compris que la pauvreté est un enjeu de santé publique, et que des services publics forts mènent à une société résiliente prête à affronter les tempêtes du XXIe siècle. Et que l’action politique aura suivi.

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