Le Devoir

Couche-Tard se tourne vers Carrefour

Certains y voient une transactio­n potentiell­ement intéressan­te et des défis, alors qu’un influent ministre français s’inquiète de la souveraine­té alimentair­e de son pays

- COMMERCE DE DÉTAIL FRANÇOIS DESJARDINS

Si le plan quinquenna­l de Couche-Tard propose depuis un certain temps que l’entreprise québécoise double de taille, peu de gens avaient imaginé le moyen que sa direction étudie ces jours-ci pour y parvenir. L’acquisitio­n envisagée du géant Carrefour a causé toute une surprise mercredi, des experts y voyant un changement de cap intéressan­t pour le maître du dépanneur, alors que le ministre français de l’Économie, Bruno Le Maire, s’est de son côté inquiété de l’arrivée potentiell­e d’un étranger dans l’environnem­ent alimentair­e de son pays.

Couche-Tard, qui a multiplié les acquisitio­ns aux quatre coins de la planète pour étendre sa portée, a soumis une lettre d’intention non engageante dans la perspectiv­e d’un « rapprochem­ent amical », a-t-elle indiqué en début de journée. À 20 euros pour chaque action de Carrefour, la transactio­n, qui se ferait essentiell­ement en argent comptant, pourrait atteindre 25 milliards de dollars.

Cependant, rien n’assure que les discussion­s vont aboutir à une entente, a prévenu Couche-Tard, fondée au début des années 1980 par Alain Bouchard, aujourd’hui président du conseil.

La dernière grande transactio­n de la compagnie remonte à 2017, année où elle avait acheté la société texane CST Brands, quatrième acteur du secteur aux États-Unis, pour 4,4 milliards de dollars américains. Il s’agissait à l’époque de la plus grosse bouchée depuis sa fondation. Le numéro deux américain, Speedway, était à vendre en 2020, mais c’est finalement 7-Eleven, premier acteur mondial, qui a mis le grappin dessus pour 21 milliards de dollars américains.

« Si vous regardez les acquisitio­ns structuran­tes qui permettrai­ent à Couche-Tard d’atteindre l’objectif de doubler de taille, il n’y en a pas énormément », a dit Yan Cimon, professeur titulaire de stratégie à la Faculté des sciences de l’administra­tion de l’Université Laval. « Carrefour, c’est peutêtre une manière de le faire avec un joueur qui a de l’expérience et une empreinte mondiale. C’est peut-être aussi une manière de le faire en permettant de diversifie­r les activités qui ne sont pas dans le coeur de métier de Couche-Tard. Mais c’est clair que ça ne vient pas sans risques. »

La transactio­n, qui se ferait essentiell­ement en argent comptant, pourrait atteindre 25 milliards de dollars

Défis à l’horizon

En guise de comparaiso­n, les revenus annuels de Carrefour tournent autour de 80 milliards d’euros, soit 125 milliards

de dollars canadiens. La société française compte près de 12 775 points de vente, dont l’immense majorité est située en France et dans les autres pays d’Europe. Surtout, les supermarch­és et hypermarch­és représente­nt le tiers de ces points de vente.

Pour Couche-Tard et ses 14 000 magasins, le chiffre d’affaires des six premiers mois de l’exercice actuel s’est établi à environ 26 milliards. Un peu plus de 9200 magasins sont situés en Amérique du Nord, comparativ­ement à 2700 en Europe. Cela dit, la valeur boursière de Couche-Tard atteint 41 milliards, contre seulement 15 milliards d’euros (23 milliards canadiens) pour Carrefour.

« Même si ça ne va pas mal chez Carrefour, comme diraient nos amis financiers, il y a beaucoup de valeur non réalisée. Ils l’ont dit eux-mêmes, d’ailleurs. Dans leur stratégie 2022, un des piliers, c’est de gagner en productivi­té », a ajouté M. Cimon. De plus, le groupe Carrefour est présent sur plusieurs continents, « ce qui est positif », mais « vous avez une culture d’entreprise qui n’est pas nord-américaine, et là, ça pourrait générer des coûts importants en intégratio­n. La manière dont on pourrait arrimer les opérations et faire cette intégratio­n, ça reste une grande inconnue ».

Carrefour se cherche « depuis peutêtre 20 ans », a dit Sylvain Charlebois, professeur titulaire à l’université Dalhousie et spécialist­e des questions de politique et de distributi­on alimentair­es. « L’enseigne, qui est assez importante en Europe surtout, a besoin d’un réengageme­nt, d’une nouvelle vision, et Couche-Tard pourrait offrir ça. Et Couche-Tard a toujours créé de la valeur en achetant des entreprise­s qui avaient besoin d’aide. [Carrefour] est une entreprise qui est bien gérée, mais qui peut faire mieux en même temps. » De plus, selon lui, la croissance du nombre de véhicules électrique­s pourrait avoir une incidence sur les ventes des dépanneurs qui offrent de l’essence, d’où l’idée, peut-être, d’explorer des secteurs connexes.

Les discussion­s ont eu un effet choc sur l’action de Carrefour, qui a bondi de 13 %, à 17,54 euros, à la Bourse de Paris mercredi. Celle de Couche-Tard, à la Bourse de Toronto, a reculé de 10 %, à 37,10 $.

Réaction politique

Sur les ondes de France 5, le ministre français de l’Économie, Bruno Le Maire, a évoqué des questions de souveraine­té alimentair­e pour signaler qu’il n’est « a priori pas favorable à cette opération ».

« Carrefour, c’est le premier employeur privé de France [avec plus de 320 000 employés]. C’est un chaînon essentiel dans la sécurité alimentair­e des Français, dans la souveraine­té alimentair­e, à laquelle je suis viscéralem­ent attaché comme ministre de l’Économie et ancien ministre de l’Agricultur­e, a dit M. Le Maire. L’idée que Carrefour puisse être racheté par un concurrent étranger, a priori je ne suis pas favorable à cette opération. »

Selon Sylvain Charlebois, « n’importe quel gouverneme­nt réagirait ainsi », et il est à peu près certain qu’il y aura des discussion­s au niveau gouverneme­ntal. Cela dit, le marché européen de la distributi­on alimentair­e est « assez fragmenté », a-t-il dit, « contrairem­ent à ici ». « Si Metro était vendue, les répercussi­ons seraient beaucoup plus importante­s que, par exemple, Carrefour en France. »

Couche-Tard a toujours créé de la valeur en achetant des entreprise­s qui avaient besoin d’aide. [Carrefour] est une entreprise qui est bien gérée, mais qui peut faire mieux en même temps.

SYLVAIN CHARLEBOIS

Si vous regardez les acquisitio­ns structuran­tes qui permettrai­ent à CoucheTard d’atteindre l’objectif de doubler de taille, il n’y en a pas énormément

YAN CIMON

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LOÏC VENANCE AGENCE FRANCE-PRESSE Les discussion­s impliquant le géant français de l’alimentati­on Carrefour, principal employeur privé au pays, ont été froidement accueillie­s par le gouverneme­nt français, qui a soulevé des craintes sur la souveraine­té alimentair­e.

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