Losing Alice, une série stimulante sur la force féminine
Inspirée par Hitchcock, Ozon et Lynch, la réalisatrice Sigal Avin signe une série stimulante sur la force féminine
Dans un train, une réalisatrice autrefois célébrée, désormais coincée dans un désert créatif, est plongée dans ses pensées. Devant elle, une jeune passagère au look branché mange des croustilles bruyamment. Éclair dans les yeux de cette dernière quand elle reconnaît son idole. « Vous êtes Alice, non ? Vos films ont modelé ma vision de la féminité. De la sexualité. Sans vous, je n’aurais jamais su qu’une femme pouvait agir ainsi. Qu’elle y avait droit. »
Un peu surprise, l’ex-cinéaste balaie le compliment du revers de la main. Tout ça, ses longs métrages érotiques, ses scénarios sulfureux, sa carrière irrévérencieuse, c’est derrière elle maintenant. Maintenant, elle a une famille, des enfants. Maintenant, elle fait de la pub. Justement, elle vient de produire une annonce aux couleurs criardes qui vante les vertus d’un yogourt de soya aux saveurs variées. Saveurs qu’elle ne retrouve plus ni dans son quotidien ni dans sa relation avec son mari, réduite à des textos pratiques avec des emojis en guise de ponctuation. « N’oublie pas de dégeler les schnitzels. Petit coeur rouge. »
Mais tout cela pourrait changer. Mais tout cela va changer. Car la jeune femme a écrit un scénario. Un thriller érotique, justement. Et si Alice le réalisait ? « Allez, faites-moi confiance. » Mais jusqu’où ? Jusqu’à quand ? Et à quel prix ?
Minisérie israélienne en huit épisodes, Losing Alice ne perd pas de temps avant de plonger dans un climat inquiétant. Ici, l’apparition d’un animal sauvage agit comme une prémonition, là, une infestation de rongeurs fait office de mauvais augure.
C’est Ayelet Zurer, étoile vue notamment dans le Munich de Spielberg, qui donne à Alice toute sa complexité, sa profondeur, sa peine. Au contact de sa collègue qui devient vite sa rivale, jouée avec fougue, charisme, et audace par Lihi Kornowski, elle devient peu à peu plus déterminée, cool, intrépide. « Plus elle s’approche de cette source de pouvoir, plus elle retrouve sa force créative. Plus elle devient vivante, plus elle devient séduisante », nous confie Ayelet Zurer en entrevue.
« C’est comme si Alice était une vampire, renchérit la scénariste et réalisatrice Sigal Avin. Comme si elle voulait dévorer sa compagne pour obtenir ne serait-ce qu’une parcelle de son énergie, de sa pertinence. »
Seulement des péchés
Chaque épisode de ce récit fait de jalousie, de mensonges, de dérapages et de désir s’ouvre sur une citation — de Louise Bourgeois, de Virginia Woolf, d’Anaïs Nin. Toutes traitent d’art, d’apparences, de perceptions erronées. Et les mots de Frank Capra rappellent qu’« il n’y a pas de règles en matière de cinéma, seulement des péchés ».
Il y a aussi les non-dits, les regards en coin, les regards insistants, les silences qui le sont tout autant, un sourcil levé, un sourire discret, toute une aventure en quelques secondes.
Sigal Avin, qui a mis en scène les huit épisodes, leur donnant ainsi une unité et une signature bien à eux, a inséré dans son récit un peu de Hitchcock, un peu de Lynch, beaucoup du Swimming Pool de François Ozon.
Elle a également insufflé beaucoup de sa personne à ses deux protagonistes en compétition sur un fond constant de séduction. « J’ai combiné celle que j’étais il y a dix ans, quand je n’en faisais qu’à ma tête et que tout ce que je voulais, c’était choquer et surprendre, à celle que je suis aujourd’hui. À celle qui a appris qu’il est important, pour une cinéaste, que le public s’identifie à ses personnages. »
Pour s’identifier à cette Alice ayant créé des films révolutionnaires en matière de sexualité, Ayelet Zurer a longtemps réfléchi. « J’étais un peu confuse au départ, avoue l’actrice de Tel-Aviv. Toute cette discussion sur le fait que son oeuvre avait chamboulé la définition de la féminité. Je me demandais : mais de quoi ses films pouvaient-ils bien avoir eu l’air, pour l’amour ? C’est là que j’ai découvert la réalisatrice Erika Lust et sa pornographie dite féministe. J’ai décidé que c’était ce type de cinéma qu’Alice avait créé par le passé. »
Juste rester là
Étude sur le poids ravageur du processus créatif, Losing Alice dépeint également le fragile équilibre des pouvoirs qui régit la vie d’un couple. La valse délicate qui règle les relations entre deux personnes oeuvrant dans le même domaine, la renommée de l’un agissant parfois comme un moteur, parfois comme une ombre, sur l’autre.
Le mari d’Alice, en effet, est acteur. Un acteur populaire, couvé, encore à son âge, par sa mère. Il se contente de son succès, et de son talent somme toute médiocre, sans jamais pousser plus loin que ce qui lui est demandé. « Il y a, dans ce mec, une grande insécurité, confie Gal Toren, qui incarne cet homme éteint et atone. C’est sa tragédie : ce désir de juste… rester là. Rester en position de pouvoir, rester assis bien confortablement sur ce truc qu’il a bâti sur du sable. C’est pourquoi il va se retrouver coincé. Écrasé par ces deux femmes fortes, qui le dévoreront tout entier. »
Pour échapper à la pression, il fait parfois du jogging, vêtu d’une camisole portant l’inscription « Champion ». Sauf que champion, il ne l’est guère. Chaque personnage a du reste son t-shirt d’intérieur. Alice porte le classique gilet noir des Ramones, son antagoniste en revêt un à la gloire de Brooklyn.
Informes, mous, ces morceaux de vêtements détonnent volontairement dans cet univers où tout est bien mis, coincé, affecté. « Vous savez, cette scène où Alice déambule parmi les rangées du supermarché ? Ce sont mes pantalons qu’elle porte, remarque Sigal Avin. Tous les t-shirts m’appartiennent aussi. Je voulais que ce soit de vraies fringues usées dans lesquelles de vraies personnes ont dormi, et pas des morceaux qu’une styliste aurait achetés et lavés quelques fois. Je voulais qu’ils représentent le confort dans un cadre qui est tout sauf confortable. »
Ces contrastes se retrouvent aussi dans la maison d’Alice. Entre les meubles élégants, le chic convenu et les pièces arrangées sans discordance traînent quelques jouets, des verres en plastique colorés, des craies. Le clash entre sa vie de famille et sa carrière. Et comme les baies sont vitrées, le spectateur — et le voisin — devient voyeur. « Vous pouvez voir dans la maison, mais Alice ne peut voir en elle-même, analyse Ayelet Zurer. Et elle la déteste, cette maison. »
D’autant plus qu’il y a les réparations, leur bruit, comme celui de ses mauvaises décisions qui bourdonnent dans sa tête. « Quand j’ai trouvé ce lieu, c’était comme un signe, ajoute la réalisatrice. J’ai su que tout allait fonctionner. On aurait dit un bâtiment construit sur mesure pour un plateau américain. Rapidement, la maison est devenue un personnage. Tout comme la chambre d’hôtel. »
Cette chambre, où se dérouleront la majorité des scènes clés du tournage comme de la série, et que les personnages qualifient de « sordide et sexy », porte le numéro 209. Et on y joue la chanson de Rihanna qui avait rythmé American Honey d’Andrea Arnold : We Found Love (« in a hopeless place »). L’endroit est certes désespérant. Mais ce n’est pas l’amour que l’on y trouve, plutôt la détresse.
L’ambiance est étrange, teintée de touches subtiles d’horreur, de notes de piano angoissantes et d’apparitions fantomatiques. Quelle part est vraie dans cette histoire, quelle part est inventée ? Et dans le fond, cela importe-t-il vraiment ? Dans les mots de Lihi Kornowski, qui incarne l’insatiable scénariste et séductrice : « Si le public parvient à ressentir toute la douleur que les artistes doivent traverser pour créer une oeuvre, alors nous aurons réussi notre coup. »