Le Devoir

Losing Alice, une série stimulante sur la force féminine

Inspirée par Hitchcock, Ozon et Lynch, la réalisatri­ce Sigal Avin signe une série stimulante sur la force féminine

- ÉCRANS NATALIA WYSOCKA COLLABORAT­RICE

Dans un train, une réalisatri­ce autrefois célébrée, désormais coincée dans un désert créatif, est plongée dans ses pensées. Devant elle, une jeune passagère au look branché mange des croustille­s bruyamment. Éclair dans les yeux de cette dernière quand elle reconnaît son idole. « Vous êtes Alice, non ? Vos films ont modelé ma vision de la féminité. De la sexualité. Sans vous, je n’aurais jamais su qu’une femme pouvait agir ainsi. Qu’elle y avait droit. »

Un peu surprise, l’ex-cinéaste balaie le compliment du revers de la main. Tout ça, ses longs métrages érotiques, ses scénarios sulfureux, sa carrière irrévérenc­ieuse, c’est derrière elle maintenant. Maintenant, elle a une famille, des enfants. Maintenant, elle fait de la pub. Justement, elle vient de produire une annonce aux couleurs criardes qui vante les vertus d’un yogourt de soya aux saveurs variées. Saveurs qu’elle ne retrouve plus ni dans son quotidien ni dans sa relation avec son mari, réduite à des textos pratiques avec des emojis en guise de ponctuatio­n. « N’oublie pas de dégeler les schnitzels. Petit coeur rouge. »

Mais tout cela pourrait changer. Mais tout cela va changer. Car la jeune femme a écrit un scénario. Un thriller érotique, justement. Et si Alice le réalisait ? « Allez, faites-moi confiance. » Mais jusqu’où ? Jusqu’à quand ? Et à quel prix ?

Minisérie israélienn­e en huit épisodes, Losing Alice ne perd pas de temps avant de plonger dans un climat inquiétant. Ici, l’apparition d’un animal sauvage agit comme une prémonitio­n, là, une infestatio­n de rongeurs fait office de mauvais augure.

C’est Ayelet Zurer, étoile vue notamment dans le Munich de Spielberg, qui donne à Alice toute sa complexité, sa profondeur, sa peine. Au contact de sa collègue qui devient vite sa rivale, jouée avec fougue, charisme, et audace par Lihi Kornowski, elle devient peu à peu plus déterminée, cool, intrépide. « Plus elle s’approche de cette source de pouvoir, plus elle retrouve sa force créative. Plus elle devient vivante, plus elle devient séduisante », nous confie Ayelet Zurer en entrevue.

« C’est comme si Alice était une vampire, renchérit la scénariste et réalisatri­ce Sigal Avin. Comme si elle voulait dévorer sa compagne pour obtenir ne serait-ce qu’une parcelle de son énergie, de sa pertinence. »

Seulement des péchés

Chaque épisode de ce récit fait de jalousie, de mensonges, de dérapages et de désir s’ouvre sur une citation — de Louise Bourgeois, de Virginia Woolf, d’Anaïs Nin. Toutes traitent d’art, d’apparences, de perception­s erronées. Et les mots de Frank Capra rappellent qu’« il n’y a pas de règles en matière de cinéma, seulement des péchés ».

Il y a aussi les non-dits, les regards en coin, les regards insistants, les silences qui le sont tout autant, un sourcil levé, un sourire discret, toute une aventure en quelques secondes.

Sigal Avin, qui a mis en scène les huit épisodes, leur donnant ainsi une unité et une signature bien à eux, a inséré dans son récit un peu de Hitchcock, un peu de Lynch, beaucoup du Swimming Pool de François Ozon.

Elle a également insufflé beaucoup de sa personne à ses deux protagonis­tes en compétitio­n sur un fond constant de séduction. « J’ai combiné celle que j’étais il y a dix ans, quand je n’en faisais qu’à ma tête et que tout ce que je voulais, c’était choquer et surprendre, à celle que je suis aujourd’hui. À celle qui a appris qu’il est important, pour une cinéaste, que le public s’identifie à ses personnage­s. »

Pour s’identifier à cette Alice ayant créé des films révolution­naires en matière de sexualité, Ayelet Zurer a longtemps réfléchi. « J’étais un peu confuse au départ, avoue l’actrice de Tel-Aviv. Toute cette discussion sur le fait que son oeuvre avait chamboulé la définition de la féminité. Je me demandais : mais de quoi ses films pouvaient-ils bien avoir eu l’air, pour l’amour ? C’est là que j’ai découvert la réalisatri­ce Erika Lust et sa pornograph­ie dite féministe. J’ai décidé que c’était ce type de cinéma qu’Alice avait créé par le passé. »

Juste rester là

Étude sur le poids ravageur du processus créatif, Losing Alice dépeint également le fragile équilibre des pouvoirs qui régit la vie d’un couple. La valse délicate qui règle les relations entre deux personnes oeuvrant dans le même domaine, la renommée de l’un agissant parfois comme un moteur, parfois comme une ombre, sur l’autre.

Le mari d’Alice, en effet, est acteur. Un acteur populaire, couvé, encore à son âge, par sa mère. Il se contente de son succès, et de son talent somme toute médiocre, sans jamais pousser plus loin que ce qui lui est demandé. « Il y a, dans ce mec, une grande insécurité, confie Gal Toren, qui incarne cet homme éteint et atone. C’est sa tragédie : ce désir de juste… rester là. Rester en position de pouvoir, rester assis bien confortabl­ement sur ce truc qu’il a bâti sur du sable. C’est pourquoi il va se retrouver coincé. Écrasé par ces deux femmes fortes, qui le dévoreront tout entier. »

Pour échapper à la pression, il fait parfois du jogging, vêtu d’une camisole portant l’inscriptio­n « Champion ». Sauf que champion, il ne l’est guère. Chaque personnage a du reste son t-shirt d’intérieur. Alice porte le classique gilet noir des Ramones, son antagonist­e en revêt un à la gloire de Brooklyn.

Informes, mous, ces morceaux de vêtements détonnent volontaire­ment dans cet univers où tout est bien mis, coincé, affecté. « Vous savez, cette scène où Alice déambule parmi les rangées du supermarch­é ? Ce sont mes pantalons qu’elle porte, remarque Sigal Avin. Tous les t-shirts m’appartienn­ent aussi. Je voulais que ce soit de vraies fringues usées dans lesquelles de vraies personnes ont dormi, et pas des morceaux qu’une styliste aurait achetés et lavés quelques fois. Je voulais qu’ils représente­nt le confort dans un cadre qui est tout sauf confortabl­e. »

Ces contrastes se retrouvent aussi dans la maison d’Alice. Entre les meubles élégants, le chic convenu et les pièces arrangées sans discordanc­e traînent quelques jouets, des verres en plastique colorés, des craies. Le clash entre sa vie de famille et sa carrière. Et comme les baies sont vitrées, le spectateur — et le voisin — devient voyeur. « Vous pouvez voir dans la maison, mais Alice ne peut voir en elle-même, analyse Ayelet Zurer. Et elle la déteste, cette maison. »

D’autant plus qu’il y a les réparation­s, leur bruit, comme celui de ses mauvaises décisions qui bourdonnen­t dans sa tête. « Quand j’ai trouvé ce lieu, c’était comme un signe, ajoute la réalisatri­ce. J’ai su que tout allait fonctionne­r. On aurait dit un bâtiment construit sur mesure pour un plateau américain. Rapidement, la maison est devenue un personnage. Tout comme la chambre d’hôtel. »

Cette chambre, où se dérouleron­t la majorité des scènes clés du tournage comme de la série, et que les personnage­s qualifient de « sordide et sexy », porte le numéro 209. Et on y joue la chanson de Rihanna qui avait rythmé American Honey d’Andrea Arnold : We Found Love (« in a hopeless place »). L’endroit est certes désespéran­t. Mais ce n’est pas l’amour que l’on y trouve, plutôt la détresse.

L’ambiance est étrange, teintée de touches subtiles d’horreur, de notes de piano angoissant­es et d’apparition­s fantomatiq­ues. Quelle part est vraie dans cette histoire, quelle part est inventée ? Et dans le fond, cela importe-t-il vraiment ? Dans les mots de Lihi Kornowski, qui incarne l’insatiable scénariste et séductrice : « Si le public parvient à ressentir toute la douleur que les artistes doivent traverser pour créer une oeuvre, alors nous aurons réussi notre coup. »

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 ?? APPLE TV + ?? C’est Ayelet Zurer, étoile vue notamment dans le Munich de Spielberg, qui donne à Alice toute sa complexité, sa profondeur, sa peine.
APPLE TV + C’est Ayelet Zurer, étoile vue notamment dans le Munich de Spielberg, qui donne à Alice toute sa complexité, sa profondeur, sa peine.

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