Le Devoir

L’alcool, de la répression à la modération

Il y a cent ans commençait l’histoire de la SAQ et d’un monopole

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Avant la Société des alcools, il a eu la Régie et, avant elle, la Commission des liqueurs, née il y a tout juste cent ans. Les débats se poursuiven­t, même en pleine pandémie, sur les mérites comparés de ce monopole d’État sur l’alcool.

Quand le gouverneme­nt du Québec crée la Commission des liqueurs, en déposant un projet de loi il y a très exactement un siècle, le 18 janvier 1921, Le Devoir prend la mesure de l’événementm­onument en relayant la nouvelle, et deux fois plutôt qu’une, dans son édition du même jour.

Un article traite de « la nouvelle loi des licences » devant installer « les dépositair­es du gouverneme­nt pour la vente au détail des spiritueux ». Un autre, en une, critique l’intention de placer la vente du vin sous le contrôle étatique, comme les « boissons fortement alcoolisée­s », au lieu de le laisser à l’entreprise privée comme la bière. Le Devoir dit donc : le « fort » à l’État oui, le vin non.

La position s’appuie sur une étonnante lecture nationalis­te des mérites comparés des alcools : les uns, prisés par les anglophone­s, étant dits « brutaux » ; les autres, favoris des francophon­es, étant censés prévenir des abus : « Peu de gens, peut-être pas un sur cinq mille, deviennent ivrognes à boire du vin de table »,

avance le billet qui prend aussi acte de la contreband­e vers les États-Unis prohibitio­nnistes des whiskys et autres gins par quelques compagnies montréalai­ses sous contrôle anglophone. Seagram, ça vous dit quelque chose ?

« Le public, croyons-nous, ne veut pas de l’étatisatio­n de la vente des vins », ajoute le texte non signé. « L’étatisatio­n commettrai­t envers ce très important élément de la population une grave injustice. Maître de l’importatio­n, le gouverneme­nt imposerait le vin qu’il veut et le prix de sa fantaisie. […] Enfin, il mettrait fin à toute possibilit­é de fabricatio­n locale et il créerait un grand tort à de vieilles maisons canadienne­s-françaises. »

Concordanc­e des temps

Les débats ont-ils tant changé un siècle plus tard autour du monopole de la Société des alcools du Québec (SAQ), héritière institutio­nnelle de la Commission des liqueurs ? La concordanc­e des problèmes paraît d’ailleurs aussi envisageab­le avec la légalisati­on de la marijuana.

Le mois dernier, des restaurate­urs ont lancé une campagne (#ouvreznosc­aves) visant à vendre du vin sans servir de repas, ce qui contrevena­it aux règles. Les restaurant­s voulaient tirer profit de leurs caves alors que le confinemen­t ferme leurs salles depuis des mois, tandis que l’État maintient les succursale­s de la SAQ ouvertes comme service essentiel. La loi a finalement été changée.

Ce qui a été appelé « le scandale de la fixation des prix » en 2006 a entaché la Société des alcools du Québec. L’accès aux points de vente étatiques des produits locaux a aussi suscité la grogne ces dernières années. Là encore, la critique a porté avec l’aide de la pandémie et du mouvement d’achat local : 2020 a été une année record pour la production et la consommati­on de vins québécois. Les succursale­s ont enregistré une augmentati­on de 50 % des ventes des pinards d’ici entre avril et décembre.

« Le commerce de l’alcool est encore et toujours une affaire de compromis, résume Caroline Robert, rare historienn­e du sujet au Québec. Il faut voir la création de la Commission des liqueurs comme un compromis après l’échec flagrant de la prohibitio­n, qui a fait gonfler la production et la vente illégale d’alcool. L’organisme va permettre de récupérer l’argent des taxes et des licences dont on a besoin après la Première Guerre mondiale, tout en assurant une forme de contrôle de la vente, qui va rassurer les militants pour la tempérance. »

La Police des liqueurs

Après une maîtrise sur les mouvements prohibitio­nnistes au Québec, la doctorante s’intéresse plus précisémen­t à la surveillan­ce et à la punition du boire sous le régime étatique subséquent. Elle étudie précisémen­t les activités de la Police des liqueurs au coeur du dispositif de contrôle.

« La loi qui crée la Commission des liqueurs en 1921 crée aussi un service de surveillan­ce spécial qui va devenir la Police des liqueurs, explique Caroline Robert. Ce corps policier est totalement et uniquement voué au contrôle du commerce clandestin. Il y a donc une entreprise de répression pour protéger la nouvelle entreprise de l’État. On ne peut pas en mesurer toute l’étendue parce que les dossiers ne parlent que des contreband­iers arrêtés. »

Le fédéral réglemente la production et l’importatio­n. La commercial­isation relève du provincial. Le municipal peut aussi encadrer certaines pratiques, par exemple en désignant des zones sèches. La ville puis l’arrondisse­ment de Verdun ont interdit les bars sur leur territoire pendant presque un siècle.

La Police des liqueurs traque la vente illégale, réprime le commerce. « L’État protège son marché monopolist­ique, résume Caroline Robert. La même logique justifie le maintien du commerce en pleine pandémie. Si l’État ferme ses succursale­s, le marché noir encore existant va s’élargir. Il ne faut pas non plus oublier que la nationalis­ation permet d’assurer la qualité des produits. »

Avant 1928, des amendes frappent les tenanciers de débits clandestin­s vendant les consommati­ons sans permis. Après cette date, les consommate­urs écopent aussi.

« Les policiers vont sur les lieux sous couverture, parfois avec des femmes, commandent des consommati­ons, puis donnent les constats. Dans les années 1950, une grosse descente frappe, à Montréal, le Cabaret du Lion d’or, qui vend de l’alcool sans permis. La répression vise aussi les moeurs, parce que la salle tient des soirées de dragqueens. La police arrête plus de 300 personnes, selon un article du Devoir. »

Mme Robert ne sait pas où se trouvent les archives de la Commission des liqueurs ni même si elles existent toujours. La pandémie complique ses recherches. Les Archives nationales limitent les consultati­ons. Elle se rabat sur les dossiers de justice, ceux de la Cour des sessions de la paix de l’époque, concernant les infraction­s en matière de boissons alcoolique­s.

La vente elle-même se fait sous contrôle strict (on vend une seule bouteille de « fort » par personne à la fois), derrière un comptoir grillagé, un peu comme pour les produits de la marijuana aujourd’hui. « C’est beaucoup moins austère maintenant, mais ça ressemble à ce que je vois dans les archives : la logique régulatric­e demeure », résume l’historienn­e.

L’accès libre aux bouteilles par les clients se généralise­ra à partir des années 1970. La SAQ va alors tenter d’encourager une consommati­on plus responsabl­e, celle du fin connaisseu­r, en misant beaucoup sur le vin, tout ce qu’on voit encore dans les publicités de la société. La campagne de modération (qui a « bien meilleur goût ») a remplacé celle de la tempérance. L’organisme indépendan­t Éduc’alcool en fait la promotion tout en prévenant contre la surconsomm­ation.

« En 1921, on ne fait pas de publicité pour encourager la consommati­on, responsabl­e ou non, note finalement l’historienn­e Robert. Le vin, lui, est considéré comme un produit de l’élite, qui n’a pas besoin de publicité de toute manière puisqu’il n’intéresse pas beaucoup de monde. »

 ?? SOCIÉTÉ DES ALCOOLS DU QUÉBEC ?? Un atelier d’embouteill­age au Québec en 1921
SOCIÉTÉ DES ALCOOLS DU QUÉBEC Un atelier d’embouteill­age au Québec en 1921
 ?? SOCIÉTÉ DES ALCOOLS DU QUÉBEC ?? Une succursale de la SAQ en 1975
SOCIÉTÉ DES ALCOOLS DU QUÉBEC Une succursale de la SAQ en 1975

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