Les AA en pandémie
Les réunions en présentiel peuvent reprendre
Le retraité montréalais Pierre D. (on n’utilise que le prénom et l’initiale du nom de famille chez les Alcooliques anonymes) déballait depuis plus de trois quarts d’heure son sac personnel, comme le veut la tradition des témoignages dans une réunion des Alcooliques anonymes (AA) vendredi matin, quand il a lâché pour une ixième fois sa formule visiblement préférée : « Pour faire une histoire courte… ».
Son récit autobiographique a effectivement coupé les coins ronds et traversé certaines décennies au pas de charge. Mais toujours sans tabous. Pierre D. a parlé de son enfance malheureuse et de ses parents maltraitants. De sa découverte des plaisirs solitaires à l’adolescence. De sa rencontre à 19 ans avec Huguette, danseuse en club, qui l’a initiée à « la boisson et aux plaisirs sexuels ». Elle le battait elle aussi. De sa plongée dans l’alcoolisme comme barman puis propriétaire de club de strip-tease. De ses tentatives d’abstinence, parfois sur plusieurs années. De ses rechutes nombreuses.
Pierre D. a fini par évoquer le moment charnière de sa vie quand deux cancers et des traitements de chimiothérapie l’ont décidé à visser les bouchons pour de bon. « Pour faire une histoire courte, ça fait onze ans que je ne bois plus », a-t-il dit en terminant.
Une quinzaine de participants l’ont écouté avant de partager leur récit à leur tour. La réunion visuelle connectait des membres de partout au Québec. Sylvain, de Trois-Rivières (il n’affichait pas l’initiale de son nom de famille), a expliqué qu’il se branche chaque matin à une réunion, devenue sa bouée quotidienne.
« La première vague de la pandémie a été plus dure, a dit Sylvain. Mais ces rencontres en ligne sont extraordinaires. Il faudrait garder cette bonne habitude, en plus [du fait] qu’on peut parler à du monde de partout. »
C’est fait, et ça continue. Les réunions ont basculé en virtuel depuis près d’un an, soit en utilisant la visioconférence, soit au téléphone. Les AA ont formé les animateurs et vite proposé des réunions quotidiennes. La première semaine, en mars, elles attiraient sept personnes en moyenne. Dès avril, les salles virtuelles gonflaient à plus de 60 participants. Les quatre jours de grandes solitudes et de tentations des 24 et 25 décembre, puis du 31 décembre et du 1er janvier, elles ont attiré 1400 personnes.
« C’est impressionnant, mais c’est moins qu’à notre habitude », dit Lucien J., porte-parole des AA. Il a toutefois une bonne nouvelle : après des mois de pression et de négociations, Québec vient d’autoriser la reprise des réunions en présentiel, enfin acceptées comme un service essentiel d’utilité publique. Les nouvelles règles en vigueur depuis mercredi dernier permettent de réunir jusqu’à 25 personnes dans un local en respectant les consignes sanitaires (port du masque, etc.). Le gouvernement autorise aussi des rencontres pendant les heures du couvre-feu.
« Il était temps, dit encore Lucien J. Il y a beaucoup de souffrances parmi nos membres, beaucoup de rechutes. Au printemps, j’animais de huit à dix réunions par semaine. Maintenant, j’en anime deux. C’est très triste, tout ce qu’on entend. La détresse s’étend. Je vois des membres qui rechutent après des années. Beaucoup pleurent. L’alcoolisme est un problème de santé mentale. L’isolement stimule ce problème. »
Il note que des membres refusent encore de participer aux réunions virtuelles et craint évidemment pour les semaines, les mois et les années à venir. « Beaucoup de gens n’ont pas Internet ou sont intimidés par la caméra, dit-il. On espère que les personnes qui vont rechuter vont revenir au plus vite. »
Pour son groupe d’attache de SaintHyacinthe, le retour à la normale en présentiel voudrait dire que 65 personnes en moyenne se réuniraient en face-à-face par réunion, jusqu’à 75 participants parfois. « Personnellement, j’espère qu’on pourra reprendre les activités comme avant quelque part en été, dit Lucien J. Là, on doit refuser la 26e personne [qui voudrait assister à une réunion]. »