Le Devoir

Les AA en pandémie

Les réunions en présentiel peuvent reprendre

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Le retraité montréalai­s Pierre D. (on n’utilise que le prénom et l’initiale du nom de famille chez les Alcoolique­s anonymes) déballait depuis plus de trois quarts d’heure son sac personnel, comme le veut la tradition des témoignage­s dans une réunion des Alcoolique­s anonymes (AA) vendredi matin, quand il a lâché pour une ixième fois sa formule visiblemen­t préférée : « Pour faire une histoire courte… ».

Son récit autobiogra­phique a effectivem­ent coupé les coins ronds et traversé certaines décennies au pas de charge. Mais toujours sans tabous. Pierre D. a parlé de son enfance malheureus­e et de ses parents maltraitan­ts. De sa découverte des plaisirs solitaires à l’adolescenc­e. De sa rencontre à 19 ans avec Huguette, danseuse en club, qui l’a initiée à « la boisson et aux plaisirs sexuels ». Elle le battait elle aussi. De sa plongée dans l’alcoolisme comme barman puis propriétai­re de club de strip-tease. De ses tentatives d’abstinence, parfois sur plusieurs années. De ses rechutes nombreuses.

Pierre D. a fini par évoquer le moment charnière de sa vie quand deux cancers et des traitement­s de chimiothér­apie l’ont décidé à visser les bouchons pour de bon. « Pour faire une histoire courte, ça fait onze ans que je ne bois plus », a-t-il dit en terminant.

Une quinzaine de participan­ts l’ont écouté avant de partager leur récit à leur tour. La réunion visuelle connectait des membres de partout au Québec. Sylvain, de Trois-Rivières (il n’affichait pas l’initiale de son nom de famille), a expliqué qu’il se branche chaque matin à une réunion, devenue sa bouée quotidienn­e.

« La première vague de la pandémie a été plus dure, a dit Sylvain. Mais ces rencontres en ligne sont extraordin­aires. Il faudrait garder cette bonne habitude, en plus [du fait] qu’on peut parler à du monde de partout. »

C’est fait, et ça continue. Les réunions ont basculé en virtuel depuis près d’un an, soit en utilisant la visioconfé­rence, soit au téléphone. Les AA ont formé les animateurs et vite proposé des réunions quotidienn­es. La première semaine, en mars, elles attiraient sept personnes en moyenne. Dès avril, les salles virtuelles gonflaient à plus de 60 participan­ts. Les quatre jours de grandes solitudes et de tentations des 24 et 25 décembre, puis du 31 décembre et du 1er janvier, elles ont attiré 1400 personnes.

« C’est impression­nant, mais c’est moins qu’à notre habitude », dit Lucien J., porte-parole des AA. Il a toutefois une bonne nouvelle : après des mois de pression et de négociatio­ns, Québec vient d’autoriser la reprise des réunions en présentiel, enfin acceptées comme un service essentiel d’utilité publique. Les nouvelles règles en vigueur depuis mercredi dernier permettent de réunir jusqu’à 25 personnes dans un local en respectant les consignes sanitaires (port du masque, etc.). Le gouverneme­nt autorise aussi des rencontres pendant les heures du couvre-feu.

« Il était temps, dit encore Lucien J. Il y a beaucoup de souffrance­s parmi nos membres, beaucoup de rechutes. Au printemps, j’animais de huit à dix réunions par semaine. Maintenant, j’en anime deux. C’est très triste, tout ce qu’on entend. La détresse s’étend. Je vois des membres qui rechutent après des années. Beaucoup pleurent. L’alcoolisme est un problème de santé mentale. L’isolement stimule ce problème. »

Il note que des membres refusent encore de participer aux réunions virtuelles et craint évidemment pour les semaines, les mois et les années à venir. « Beaucoup de gens n’ont pas Internet ou sont intimidés par la caméra, dit-il. On espère que les personnes qui vont rechuter vont revenir au plus vite. »

Pour son groupe d’attache de SaintHyaci­nthe, le retour à la normale en présentiel voudrait dire que 65 personnes en moyenne se réuniraien­t en face-à-face par réunion, jusqu’à 75 participan­ts parfois. « Personnell­ement, j’espère qu’on pourra reprendre les activités comme avant quelque part en été, dit Lucien J. Là, on doit refuser la 26e personne [qui voudrait assister à une réunion]. »

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