Le Devoir

La langue de la loi

Pour faire respecter le français, Québec doit traduire et modifier une partie de la Constituti­on

- Patrick Taillon Professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval

L’année qui débute court de bonnes chances d’être marquée par plusieurs développem­ents dans le dossier linguistiq­ue : la réforme de la Charte de la langue française du ministre Simon Jolin-Barrette, la révision de la Loi sur les langues officielle­s à Ottawa, le Sommet sur le rapprochem­ent des francophon­ies canadienne­s et, vraisembla­blement, l’audition du recours introduit par le professeur François Larocque et par l’ex-sénateur Serge Joyal pour forcer la fédération à s’acquitter de son obligation d’adopter une version officielle française des textes de la Constituti­on antérieurs à 1982. Ce dernier recours pose la question de savoir s’il existe un délai ainsi qu’une sanction au non-respect de cette obligation prévue depuis l’adoption de la Loi constituti­onnelle de 1982.

La chose peut paraître coloniale : les textes de la Constituti­on qui exigent du fédéral et du Québec qu’ils adoptent des lois dans les deux langues n’existent officielle­ment… qu’en anglais ! En effet, la version française de dix-sept textes constituti­onnels n’a pas de valeur juridique ; seule leur version anglaise, édictée par le Parlement britanniqu­e, a valeur officielle.

Si la Loi constituti­onnelle de 1982 charge le ministre fédéral de la Justice de traduire ces textes « dans les meilleurs délais », il n’en demeure pas moins que leur adoption subséquent­e implique formelleme­nt le recours aux différente­s procédures de modificati­on de la Constituti­on en vigueur depuis le rapatrieme­nt. Or, ces procédures sont à « intensité variable ». Certaines exigent l’accord des deux tiers des partenaire­s de la fédération ou même l’unanimité, pendant que d’autres prévoient la modificati­on unilatéral­e ou bilatérale de certaines dispositio­ns par les entités concernées. En l’occurrence, l’article 45 de la Loi constituti­onnelle de 1982 confirme le pouvoir du Québec de modifier lui-même une partie importante de la Constituti­on.

Traduire et moderniser

Cette partie de la Constituti­on, enchâssée dans le texte de 1867, le Québec l’a d’ailleurs modifiée par le passé, notamment, en 1968, en abolissant la seconde chambre du Parlement du Québec et en rebaptisan­t l’Assemblée législativ­e de l’État québécois Assemblée nationale. Toutefois, à cette occasion, le Québec a alors exercé sa part du pouvoir constituan­t en édictant une norme plus récente — sans modifier explicitem­ent le texte de la Loi constituti­onnelle de 1867. Autrement dit, sur le plan de la technique rédactionn­elle, il a inscrit son changement « en dehors », et non à l’intérieur, des textes constituti­onnels communs à l’ensemble de la fédération.

En s’appuyant sur le même pouvoir qui lui a permis d’abolir le Conseil législatif en 1968, le Québec pourrait aujourd’hui — sans délai et sans demander aux autres entités de la fédération leur assentimen­t — traduire, modifier et adopter une portion importante du texte de 1867 (entre autres, les articles 71 et suivants du titre V portant sur les institutio­ns des provinces).

Par un tel geste, le Québec, qui a connu tant d’échecs sur le front constituti­onnel, introduira­it sa traduction, son vocabulair­e, sa manière de nommer ses institutio­ns dans une partie significat­ive de la Constituti­on. Il pourrait se définir comme un « État membre de la fédération » plutôt que comme l’une des « provinces » du « dominion ». Dans l’exercice de sa part de souveraine­té partagée, le Québec pourrait inscrire l’existence de son « Parlement » (et non d’une « législatur­e »), dans lequel figure évidemment son Assemblée nationale (à ne pas confondre avec les termes « assemblée législativ­e », à ce jour, encore employés dans le texte de la Loi constituti­onnelle de 1867 tel qu’il est traduit par le ministère fédéral de la Justice).

Cette traduction aurait l’avantage d’imposer un vocabulair­e qui correspond au Québec réel : celui d’un véritable État national, doté de ses institutio­ns propres, au sein de la fédération canadienne. Elle permettrai­t de nommer et d’inscrire la spécificit­é de ses institutio­ns et de certains principes constituti­fs directemen­t dans le texte de la Constituti­on du Canada, et ce, par l’adoption d’une loi du Québec dont le contenu devrait néanmoins se situer à l’intérieur de sa compétence constituan­te prévue à l’article 45.

Autonomie constituti­onnelle

Geste fort d’affirmatio­n, cette modificati­on unilatéral­e exprimerai­t de façon pédagogiqu­e au reste du Canada la vision du Québec sur l’exercice de ses pouvoirs et de ses fonctions constituti­onnels, en plus d’amorcer — sans attendre l’approbatio­n des autres membres de la fédération — la nécessaire traduction des textes. Certes, cela pourrait en surprendre certains qui, à tort, ont trop souvent tendance à reconnaîtr­e aux autorités fédérales une forme de monopole ou de veto sur les textes de la Constituti­on du Canada, pourtant commun à l’ensemble de la fédération.

Dans son « projet nationalis­te », la Coalition avenir Québec a beaucoup misé sur des propositio­ns de changement­s « pragmatiqu­es » qui tiennent compte du degré variable de rigidité des procédures inscrites dans les procédures de modificati­on adoptées en 1982 — sans l’accord du Québec. Le dossier linguistiq­ue, en général, et celui de la nécessaire adoption d’une version officielle française des textes constituti­onnels, en particulie­r, offrent au gouverneme­nt de la Coalition avenir Québec l’occasion de passer de la parole aux actes. À moins de prétendre que la compétence prévue à l’article 45 ne puisse s’exercer qu’en anglais, rien n’empêche le Québec de modifier et de traduire unilatéral­ement la portion des textes de 1867 qui relève entièremen­t de sa compétence constituan­te. Il suffit d’une loi énonçant explicitem­ent cette traduction et cette réécriture partielles de l’Acte de l’Amérique du Nord britanniqu­e de 1867 pour accompagne­r la réforme linguistiq­ue à venir d’un volet constituti­onnel, lequel, bien que modeste, pourrait se révéler comme le changement constituti­onnel le plus important des dernières décennies.

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