Lettre à mes futurs étudiants
Ce n’est pas mon sourire que vous verrez en premier, mais un écran grisâtre
D’ici quelques jours, nous allons nous rencontrer pour la première fois.
Ce jour-là, j’aurai choisi mes vêtements avec soin. J’aurai travaillé mon sourire, éclairci ma voix qui s’est mise en jachère depuis la fin décembre et qui va peu à peu se réveiller.
Je ne pourrai pas vous voir arriver, hésitants : « C’est vous le prof de maths ? » Ni vous accueillir dans ma salle de classe que j’aurai soigneusement organisée afin qu’elle donne le ton de la session qui s’apprête à commencer.
Ce n’est pas mon sourire que vous verrez en premier, mais un écran grisâtre vous demandant de patienter avant que l’hôte (c’est moi) daigne vous accepter. Ce n’est pas mon « bonjour ! » que vous entendrez d’abord, mais un clic qui vous « autorisera à rejoindre le cours ».
Vous ne pourrez pas choisir avec soin votre place dans la classe. Vous ne pourrez pas non plus esquisser un vague sourire au beau gars que vous reconnaissez du cours de philo ou encore hurler de joie en retrouvant votre meilleure amie du secondaire qui a finalement choisi le même cégep que vous.
De mon côté, je serai face à une trentaine de rectangles noirs, cartes de visite qui ressemblent à des faire-part de décès, avec au mieux inscrit votre nom, parfois celui de la dernière personne de votre entourage à avoir utilisé le même ordinateur que vous (« Madame, mon frère est à l’université, il a priorité pour l’ordi »), parfois un numéro d’étudiant. Certains auront affiché une photo de profil bien choisie que je regarderai avec attention afin d’un peu vous rencontrer. D’autres encore auront la caméra ouverte.
Merci à ceux-là. Vous serez mes premiers chouchous. Je serai un peu chez vous, vous serez un peu chez moi. Je verrai votre chambre, votre cuisine, votre salon, mais vous serez aussi peutêtre dans votre voiture, au travail ou même à l’extérieur, comme cet étudiant qui était dans un aréna de hockey la session passée ou comme cet autre qui suivait en même temps une formation rapide pour trouver un petit boulot.
Il y aura votre petite soeur qui saute sans cesse à vos côtés, votre maman qui parle fort au téléphone juste derrière vous. Une télévision allumée en permanence. Peut-être aurez-vous préféré choisir l’un de ces fonds d’écrans, ternes, rigolos ou psychédéliques qui vous donnent des silhouettes étranges lorsque vous bougez un peu du cadre.
Je scruterai vos beaux visages pour y lire votre état d’esprit, de fatigue, de déprime. Je chercherai votre regard, votre sourire, je vous ferai un petit signe de la main et, grâce à vous, je me sentirai à nouveau un peu humaine. C’est à vous que je m’adresserai en espérant que les invisibles et les muets se retrouveront également dans cet accueil que je voudrais chaleureux.
Et puis, à l’heure prescrite, je commencerai mon numéro. Sachez que, malgré mes plus de trente ans de métier, j’ai toujours à ce moment précis la boule coincée dans la gorge, l’adrénaline dans le tapis, le coeur qui bat trop vite, la voix qui tremble.
Présentation du cours, plan de cours, mode d’enseignement à distance, mode d’évaluation à distance, pondération des évaluations. Bref, la poutine comme on dit entre nous. Ou pas.
En cette fin janvier 2021, je voudrais simplement commencer par vous prendre tous dans mes bras, virtuellement, vous dire combien je sais que votre situation est difficile.
Vous demander pardon pour toutes les fois où vous serez physiquement incapables de suivre mon cours à distance parce que ce sera juste trop plate. Parce que vous aurez déjà écouté plusieurs de mes collègues ce jour-là et que tout ce temps devant votre écran, c’est inhumain. Parce que le chemin entre votre lit et votre écran n’a pas permis à la nécessaire transition dodo-école de se faire. Parce qu’on vous a dit que vous étiez grands et autonomes, alors que je sais moi que vous êtes encore tout petits.
J’aimerais vous dire que l’école, ce n’est pas ça. Qu’apprendre est un processus complexe, que le monde n’est pas bidimensionnel comme un écran d’ordinateur. Que le plus beau, je sais bien qu’on vous l’a enlevé.
Vous trouverez sur Internet des vidéos remarquablement bien faites sur tous les sujets que notre cours va couvrir, des cours en ligne de très grande qualité, des logiciels incroyablement performants qui pourront répondre à votre place à la plupart des questions que vous trouverez dans vos examens.
Je vous propose autre chose. Je suis encore vivante et vous aussi. Je vous promets de vous offrir tout ce que vous ne trouverez pas sur Internet.
Je veux, comme Cecilia dans La rose pourpre du Caire, vous faire entrer un par un dans le cours que je m’apprête à vous donner. Ensemble, nous allons voyager librement dans ce si beau pays de la connaissance. Je vous demande de me faire confiance comme je vous ferai confiance.
Nous trouverons les moyens d’apprendre, de comprendre, de connaître, de savoir. Nous nous évaderons par notre pensée, nous voyagerons hors de toutes les zones rouges, sans couvre-feu. Voilà ce que j’appelle un déplacement essentiel.